Danü Danquigny, qui sort dans la Série Noire son second roman, "Peter Punk au Pays des Merveilles", s'aventure à boire du whisky breton à la Bambelle, ferme-brasserie, en rêvant de sévères breuvages aux orties. Tout va bien.
Danü Danquigny
Sa dernière parution : Peter Punk au Pays des Merveilles (Gallimard)
Le nez de Onzième Sens
Ce qui nous plaît, à Onzième Sens, ce sont les bons camarades. Ceux qu'on aime tant retrouver en salons du livre, qui ne le ramènent pas trop, restent maladroitement provocateurs, mettent un peu le souk les samedis soirs de banquets littéraires, souvent sans le vouloir, et que l'on peine à quitter le dimanche après-midi (quoique...). Ces faux-discrets qui aussi - c'est ce qu'on leur demande d'abord - sont de vrais écrivains. Danü (prononcer Danou - un truc exotique) fait partie de cette joyeuse catégorie touchée par une certaine grâce. D'abord, c'est un garçon qui a vécu. Flic - détective privé - et maintenant prof de français. Et en plus, Danü se commet dans un groupe de musique punk. C'est donc aussi un garçon très occupé, qui, évidemment, quand on l'appelle au débotté pour lui tendre l'embuscade de Vinexpo - Wine Paris, propose 45 minutes de disponibilité : trop court bien entendu pour se noyer au coeur des 2800 exposants de ce salon géant du vin. Danü, nous l'avions connu au printemps 2016, lorsqu'il avait reçu à Annecy à l'occasion du festival les Pontons Flingueurs, le prix de la nouvelle policière du Trophée Anonymous, animé par Éric Maravelias, pour la nouvelle "Les Aigles endormis" (nous publions ici si volontiers sa nouvelle hors concours "Mauvaise Pioche"). Un peu timide, un rien moqueur (c'est un bon vanneur), il glandait un peu au fond de la salle de la préfecture de Haute-Savoie, avant de tomber dans la mondeuse proposée.
Danü recevant le trophée Anonymous
Depuis, l'heureux lauréat a fait son chemin en étant publié pour ses deux premiers romans dans la Série Noire, rien de moins. Sa nouvelle "Les Aigles Endormis" est devenu le premier opus, traitant de la descente aux enfers du jeune Enver Hoxha dans la transfiguration de l'Albanie contemporaine. Le second nous ramène dans une ville de province française plan-plan, dans "Peter Punk au Pays des Merveilles", quand Desmund, tout juste sorti de tôle est suspecté du meurtre du président de l'office HLM local. Et là, on retrouve une France délicieusement désuette à l'urbanisme bancal, névrosée et recluse. Dans ce PPPM ("Peter Punk au pays des Merveilles" - quelle plaie ces titres longs pour les critiques...), on retrouve l'ambiance des polars des années 70 d'Alain Corneau, ou de Claude Miller (pour "Garde à vue", notamment), c'est-à-dire la poisse pour tous, tout en conservant la proximité qui permet partage des déambulations et des sens dans une ville qui s'endort. Évidemment, il est question d'ambiance bretonne, mais pas celle du varech, dans laquelle le Montréalais de naissance puise la tendresse et l'amertume de son écriture précise, simple, directe, fluide. Extrait :
... Ça me prend vingt minutes et une bonne suée pour arriver aux Portes bordelaises. Au coeur de la vieille ville, la petite place est en train de se muséifier. À une époque pas si lointaine, on trouvait ici un cinéma porno et un peu plus loin un bar à hôtesses aux seins nus et un troquet où on jouait sérieusement au poker. J'ai vu des types perdre leur salaire, et même leur bagnole, dans ce tripot. Aujourd'hui, ils ont fermé, et la ruelle s'est garnie d'une boutique bio où je ne mets les pieds que pour m'offrir de temps à autre une bouteille de whisky paysan, d'un tatoueur aux horaires aléatoires et d'un échafaudage massif...
Nous y voilà. Danü ne va pas nous parler dans Onzième Sens d'hôtesses aux seins nus ni de bouge à poker (on sent vaguement le vécu de l'ancien détective privé), mais néanmoins ce punk va transgresser ici où nous sommes plus habitués, en bonne compagnie, à évoquer la finesse de jolis vins et de terroirs ensoleillés sous la plume d'élégantes écrivaines, et vient donc nous présenter du whisky paysan breton, "Les Belles plantes", produit à la ferme-brasserie la Bambelle ! On n'ignorait pas en contactant le guitariste du groupe de rock "garage" Tiki Bang Bang (!!! - du "rock assez primitif, brutal...") qu'il ne nous ferait pas l'éloge d'un millésime de Romanée Conti, mais pour autant, on ne s'imaginait tout de même pas être dépaysés dans la cour d'une ferme morbihanaise. Et bien voilà. Ça s'est fait. Et pour le meilleur, et pour notre plus grand plaisir (au diable les a priori !), au détour de ce texte brillant, vivant, cultivé, amoureux, qui nous oblige à abdication et transgression heureuse avec les whiskys de la Bambelle. MERCI.
C'est bien lui, ce barbare !
Mauvaise herbe, par Danü Danquigny
La Bambelle, je la connais de loin en loin, depuis des années. C’est une petite ferme brasserie. Par brasserie, entendons nous bien, je ne parle pas de ces gargotes où, sous couvert de faire bistrot bien de chez nous, on vous sert à l’ardoise des burgers frites arrosés de Cahors. La Bambelle est une brasserie au sens originel : on y élabore de la bière. Passionnément.
Comment je suis tombé sur un endroit pareil ? Pour tout dire, ça n’est pas très loin de la maison familiale, dans ce pays de pluies et de bourrasques qui m’a vu grandir, ce coin de l’ouest qui répand toute sa beauté en automne, quand les feuillages des chênes et des frênes explosent en pétarades de feu et d’or, quand le sous bois soupire son haleine de terre humide et que les semelles de vos Docs y écrasent des bogues de châtaigne et des branches mortes jetées au sol par ce vent qui couche les arbres et les portes de hangar.
Pour autant, j’ai connu la Bambelle autrement, par le truchement d’une amie de longue date qui m’est un souvenir d’une jeunesse turbulente et pas si désenchantée que j’aime à le dire, à écumer les pavés de la capitale des punks à chien et des parlements en feu. Au hasard bien huilé des réseaux sociaux, j’ai fini par la retrouver dans un de ces évènements qu’organise la Bambelle, ce drôle de lieu inventé par quatre jeunes paysans brasseurs. Parmi eux, Stéphane, le compagnon de Maud. Après-midi ensoleillé, gamins enjoués à un atelier sur l’empreinte végétale, galettes saucisses, bien sûr, bières tout droit sorties de la ferme, des blousons frappés de sigles anarchistes et anti-fa déambulant au milieu de petites familles du coin, une ambiance assez bon enfant au son d’un groupe de rockabilly qui clamait un huff and puff digne d’un grand méchant loup de Tex Avery. Une belle journée.
Et puis quelques années passent, trop vite. Je n’y retourne pas. Je n’ai pas le temps. Je reviens peu dans mon coin, toujours trop vite, toujours trop de gens à voir, trop de choses à faire, des enfants à voir grandir et des histoires à écrire. Je suis ce qui s’y passe d’un œil discret, les réseaux sociaux toujours. Je bois de la bière, bien sûr, qui n’en boit pas ? Mais je vais vous faire un aveu : je n’ai aucune finesse de palais en la matière. Cinq ans dans le Nord et de (trop) nombreuses dégustations de bières d’Abbaye n’ont rien changé à l’affaire. J’aimerais vous vanter les mérites des bières à triple fermentation ou les vertus des IPA, mais j’en suis incapable, ma préférence allant toujours aux bières de soif, blondes, légères et, j’en ai peur, industrielles.
En revanche, le whisky, c’est plus la même tambouille. Là, je deviens exigeant. Parce que j’aime, voyez-vous. J’apprécie ce côté franc du collier et malgré cela, les surprises qu’il réserve, ces saveurs subtiles qui se laissent deviner sous la morsure brutale du premier contact, cet équilibre ténu qui se cherche entre la douceur et la rudesse. C’est quelque chose qui me parle, qui me chuchote à l’oreille d’une manière très intime.
À la fin de l’année 2019, je venais de signer les services de presse de mon premier roman, fraîchement signé et prêt à s’éveiller au regard des lecteurs qui n’en demandaient pas tant. De lourdes grèves des transports rendaient la vie parisienne infernale, démultipliant le temps. Les bouches du métro dégueulaient vers la surface toute leur faune souterraine, et les rues grouillaient d’une foule pressée qui se répandait bien au-delà des trottoirs qui lui était destinés. On entendait parler, de loin, d’un genre de sale grippe en Chine. Et la Bambelle sortait son premier whisky.
J’ai acheté mon flacon des Belles plantes par curiosité et je l’ai ouvert avec un peu de circonspection. Pour être honnête, je gardais un souvenir plutôt calamiteux des whisky bretons. Je ne rendrais pas honneur aux autres producteurs si je ne poussais pas la franchise jusqu’à avouer que les rares fois où j’en avais goûté, j’en avais eu pour mon argent, et ma bourse à l’époque était bien maigre… Bref, je suis rentré avec ma prise incertaine, j’en ai versé un généreux trait dans un verre, que j’ai arrosé de quelques gouttes d’eau. J’ai d’abord lancé une première approche par le regard, la robe était plutôt claire. Puis j’ai franchi un second pas, quand les arômes parfumés et puissants sont venus me titiller les narines. Enfin, j’ai goûté. Quelle claque ! Je parlais plus haut de la paradoxalité qui me plaît dans certains whisky, cette rencontre entre la poigne et la délicatesse. Je ne crois pas me tromper en disant que c’est ce que recherchaient les brasseurs de La Bambelle. En tous cas, c’est ce que m’inspire leur univers. Celui de passionnés qui ont habilement réussi à mêler le goût et l’idée.
Flacons des Belles Plantes
Ils ont créé un whisky paysan, élaboré de toute pièce avec ce qui pousse sur leur terrain. De l’orge au bois de chauffage, en passant par la plante qui lui a donné son nom. Vicia Sativa. La vesce commune. Cette petite fleur violette que l’on trouve en abondance dans les champs, les buissons ou au bord des chemins. Hugo en parle dans ses Misérables : « Il (le père Madeleine) avait des « recettes » pour extirper d’un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le blé. »
Vicia Sativa dans l'orge
Et c’est de ça qu’il s’agit. L’idée est tout bonnement brillante. Les gens de La Bambelle ne sont pas comme on pourrait se l’imaginer en lisant ce que j’en ai dit jusqu’ici des organisateurs de concerts qui brassent leur bière dans un garage en écoutant les Pogues. Dans paysan brasseur, il y a le mot paysan. Ils travaillent la terre, l’ensemencent, la cultivent, en recueillent les fruits. Ils sont confrontés aux problèmes que rencontrent tout agriculteur : la mauvaise météo, la mauvaise récolte, et la mauvaise herbe. Seulement, eux, la mauvaise herbe, je crois qu’il lui préfère le terme d’adventice, ils ne font pas que s’en plaindre. Pour reprendre les mot de Stéphane, « elles ne sont pas désirées, mais leur présence embellit nos champs ». Alors plutôt que de pester après cette nature qui ne se laisse pas domestiquer, ils lui rendent hommage. Chaque année, selon son importance dans les champs, l’une de ces adventice donnera son nom à un whisky. Et du sacré bon.
Cirse des champs
L’année suivante, ils renouvellent l’expérience avec la Cirse des champs, ce grand chardon à fleur violette. Là encore un succès. Plus âpre, un peu de douceur en moins. Le piquant du chardon, sans doute. Et en cette fin d’année 2021, deux nouvelles recettes font leur apparition. Du whisky de seigle, ce Rye whisky qui jalonne les vieux romans hardboiled. Et la Belle plante, là-dedans ? Je n’ai pas encore goûté. L’étiquette annonce Matricaria, et l’on y voit une camomille des champs. Je sais déjà ce que je vais demander au père noël.
En plus de me ravir les papilles, leur whisky me chauffe le cœur. Je suis un inconditionnel des Dead kennedys, ce groupe de Punk Californien qui s’est pointé aux Bammies affublé du symbole du dollar pour y interpréter par surprise « Pull My String », un brûlot vilipendant l’industrie musicale. Je suis auteur de littérature de genre, de mauvais genre diront certains, le nez pincé. J’enseigne le français à des élèves de banlieue parisienne, ceux-là même qu’un ministre qualifiait autrefois de sauvageons. Une périphrase bien choisie qui renvoie à l’idée de mauvaise herbe.
On me pardonnera d’évoquer à nouveau l’exilé de Jersey, mais est-ce de ma faute s’il écrit avec justesse, avec la prescience qui est la sienne, ce prodige qui s’accomplit en toute discrétion dans une petite commune de l’Ouest ? « Avec quelque peine qu’on prendrait, l’ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d’hommes ressemblent à l’ortie ! — Il ajouta après un silence : Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. »
D’ailleurs, puisqu’on en parle, vous de La Bambelle qui n’êtes pas mauvais cultivateurs, à quand un whisky Urtica ?
Danü Danquigny
La collection "Les Belles Plantes" est une création de la Ferme-Brasserie La Bambelle – z.A. de Lavaux 56220 Saint-Gravé.
Où trouver leur production : chez eux, bien sûr, et chez quelques partenaires.
Leur site : http://www.labambelle.com/
Leur facebook : https://www.facebook.com/labambelle/
©S.Cuisset
Et notre bonus spécial : la nouvelle "Mauvaise pioche" de Danü... (préquel de PPPM ?)
Mauvaise pioche, par Danü Danquigny
Je suis en train de me faire casser la gueule. Encore. C’est pas la première fois que ça m’arrive, mais ça remonte suffisamment pour que je mette deux ou trois secondes de trop à réagir. Et quand on se fait cogner dessus, deux ou trois secondes, c’est juste beaucoup trop. Vautré sur le trottoir, le nez pile au-dessus de la grille crade du caniveau, baigné par la lumière pisseuse d’un réverbère, j’encaisse un concerto de coups de pompes dans le bide en me demandant ce qui me vaut une raclée pareille. Ça fait quand même un bon moment que j’ai pas squatté le lit d’un autre ou cherché des noises à qui que ce soit. C’est le genre de choses qui arrive quand on arrête de picoler. Et j’ai pas touché une bouteille depuis des lustres. Alors forcément, quand les trois types me sont tombés dessus, j’ai rien vu venir. Et j’ai beau chercher, leur tête me dit rien. Le grand ressemble à un Sean Connery savoyard. Il me tient les bras en arrière avec une clef compliquée et douloureuse. Le petit nerveux coiffé n’importe comment en profite pour m’envoyer sa Gazelle en pleine poire, sous le regard goguenard du troisième acolyte, celui qui m’a envoyé un méchant chassé dans les genoux. Je tombe dans les vapes en me disant que Blondin, c’est vraiment le plus grand dégueulasse que la terre ait jamais porté.
Je sens qu’on m’attrape les épaules et les jambes, mais je suis trop occupé à regarder les petites lumières qui papillonnent devant mes yeux pour me débattre. Histoire de s’en assurer, l’un des gars me colle un coup vicieux dans le foie. Ça fait râler les deux autres, qui manquent de trébucher. Quand j’entends s’ouvrir le hayon, je proteste vivement, j’essaie de leur faire comprendre que j’ai d’autres projets pour ce soir, que c’est important. Ça rend à peu près ça :
– Hmmf… eng… grrngl… ulés…
Ils n’en tiennent aucun compte et me jettent dans le fond du coffre avant de refermer. *
Je m’appelle Desmund Sasse et hier j’ai braqué un tocard qui fourgue du bourrin dans les quartiers nord. Maintenant, la gueule dans un bidon d’huile, un cric sous le cul et les godasses emmêlées dans un jeu de câbles de batterie, je commence à me dire que c’était une idée à la con. Et pourtant, je ne vois pas où j’ai merdé. C’est pas mon habitude. Les braquages, je veux dire. Les merdages et les idées à la con, j’en ai mon lot. On pourrait en faire un musée, même. Mais en temps normal, je braque pas de dealers. Ni personne d’ailleurs. J’essaie de vivre ma vie dans mon coin sans emmerder qui que ce soit. J’ai eu mes errements de jeunesse, le genre de truc que je ne raconterai jamais à mes mômes, si j’en avais. Mais tout ça se trouve à présent derrière moi, et ça fait un bail que je me tiens à carreau.
Ce coup, j’y suis monté pour aider un copain. Un besoin urgent de liquidités, le genre où les retards de paiements impliquent des rotules pétées la première semaine et un aller simple pour une partie de camping sauvage en forêt de Rambouillet la seconde. Quand mon pote est venu me voir en chialant, je l’ai d’abord envoyé paître, en le traitant de tous les noms. Je revois encore sa face d’emplumé quand il a toqué à ma porte, les yeux rouges, le nez piqué vers le plancher et les épaules en berne.
– Faut que tu m’aides, Des !
– Il faut rien du tout ! Quand tu t’es mis en bisbille avec Ric le Grec, tu pensais à quoi ? Bordel, tu devrais savoir qu’on rigole pas avec lui ! Même les guignols qui refilent des barrettes de shit coupé au pneu rue de la soif savent ça.
– Mais Des, c’est pas de ma faute… je me suis fait mener en bateau.
– Et maintenant c’est terminal croisière. Intente un procès à ta mère. Si elle t’a fait suffisamment con pour fricoter avec une crevure de cet acabit, elle le mérite. J’ai même entendu dire qu’il s’était maqué avec les arméniens.
– Tu peux pas me laisser dans une merde pareille, Des. Je vais finir au fond de l’eau.
– Mais tu m’emmerdes avec ton histoire d’eau. Disparais ! Change de pays, prends la robe, fais-toi oublier. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, hein ?
– Allez, Des, tu connais la musique mieux que moi.
– Je ne fais plus ça.
– C’est dommage, t’étais bon. Le grain de sable que personne n’attendait.
– Ta gueule. Tu te souviens comment ça se termine à chaque fois ?
– Des…
– Mal. Des blessés, des morts. Moi avec des trous dans la peau, à me cogner de la chirurgie clandestine dans une cave de banlieue.
– Et des gens bien qui trinquent à ta place.
– Arrête…
– Corynthe, Des, Corynthe. Ma sœur ! Elle est allée au trou pour toi !
Corynthe. Le salaud. La charogne. L’immonde raclure de fond de chiotte. Il avait dégainé sa sœur pour me forcer la main. Pour me rappeler la dette que j’ai envers elle, et par ricochet envers lui. Le cuistre. Nous sommes tous les hommes d’une seule femme, pas vrai ? Ben la mienne, c’est Corynthe. Il y a quelques années, j’ai balancé son mac du dix-septième étage. Corynthe a fait deux ans pour homicide involontaire, pour m’éviter d’en prendre quinze pour meurtre. Depuis, on ne se voit plus. Trop dur, trop lourd. On s’en est sortis, mais d’une certaine manière, on a pris perpète. Alors l’autre, là, quand il me parle d’elle, il ne me laisse pas le choix.
– Combien ?
– Pas tant que ça en plus…
– Combien ?
Quand il me l’a dit, ça m’a donné envie de lui coller des coups de pinceau dans le derche jusqu’à lui faire ressortir l’intestin grêle par le nez. Je me suis contenté de soupirer, longuement. Je ne pouvais pas claquer mon plan d’épargne, qui se résumait aux cinquante balles qui traînaient sur l’étagère et à la petite monnaie au fond de mes poches.
– Il faut que je passe au distributeur.
Le distributeur s’appelait Didier, un connard multirécidiviste qui passe son temps à se faire dépouiller, mais qui continue par je ne sais quelle magie à brasser came et pognon. Une fois de plus, une fois de moins, je me suis dit que ça ne ferait pas de différence. C’était probablement pas le meilleur plan du monde, mais c’est le seul que j’avais sous le coude dans l’immédiat.
J’ai attendu gentiment qu’il sorte de chez lui. Ces mecs-là sortent jamais très longtemps, mais il faut bien qu’ils aillent acheter des clopes, des bières et des chips. La porte, j’ai pas finassé, pas le temps. Avec un pied de biche et un bon point d’appui, on soulèverait le monde. J’ai retourné son appart. Le gars n’a pas inventé le fil à couper l’eau chaude. Première prise dans le congélateur, deux gros sacs de came. Brown et pilules. Le pognon, lui, attendait tranquillement qu’on le trouve dans le faux plafond de la salle de bain. Montre en main, ça m’a pris sept minutes vingt. Et une bonne suée. Je suis ressorti aussi vite. Le couloir était vide. Bien sûr, il pouvait y avoir un indiscret planté derrière son judas. Il pourrait toujours témoigner que Groucho Marx portait un chapeau de cow-boy.
J’ai filé le pognon à l’autre tâche et je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le revoir. Il m’a remercié douze fois, m’a appelé son frère et a même essayé de gratter un peu plus que ce qu’il devait… Il pouvait toujours s’accrocher. Le gras, je me le suis gardé. Rien de folichon, mais mon ordinaire s’en verrait amélioré pendant un bout de temps. Pour la came, je suis allé la planquer dans la cave d’un voisin. J’aurai bien le temps d’y penser plus tard. Un coup facile. Pas de blessé, pas de témoin, et ce qu’il y a de bien quand on tape un dealer, c’est qu’il va pas aller aux flics. Pas de victime, pas de crime, pas de coupable. Pas d’emmerdes.
*
La caisse fait un bond, et moi avec. Ma tête heurte la plage arrière avant d’aller s’écraser contre une bombe anti-crevaison. J’ai du sang dans la bouche et au moins deux côtes enfoncées. Vu ce que je me suis pris, je m’en tire pas trop mal. Devant, deux des trois types qui m’ont dérouillé sont en train de discuter. Le troisième ronfle comme un goret.
– C’est où exactement ?
– Au 383 dans ces rues-là.
– Sérieusement ? T’as le numéro, mais pas la rue ?
– J’y peux rien, j’ai la mémoire des chiffres.
– Ben tu compteras les litres d’essence que je vais cramer à tourner en rond avec tes conneries.
– Tu te paies ma tête ? On a chauffé la caisse y a pas deux heures. Tu comptes la garder ?
– Laisse tomber, je suis un peu à cran.
– Ah… mais ouais, c’est vrai. La bague au doigt et tout le bazar. C’est laquelle Malou, déjà, la petite avec les gros…
– Fais gaffe, tu parles de ma femme.
– Demain. Ce soir, c’est encore qu’un tapin.
–…
– Allez, je te chambre. Tu veux un bisou ? T’as prévu quoi ? Du grandiose, j’imagine. Fais gaffe si tu prends russe. Au mariage de Tony, le caviar m’a tuer.
– T’as arrêté l’école en primaire ?
– Ben ouais, j’avais seize ans en CM2, pourquoi ?
– Même quand tu parles tu fais des fautes d’orthographe.
– Ça m’empêche pas d’être un poète de la mandale. Attends un peu que le patron me donne le feu vert, et l’autre dans le coffre va goûter ma prose.
– Qu’est-ce qu’il lui veut, au fait ?
– Je suis pas sûr. Je crois qu’il lui doit du blé.
Et merde.
– Dis moi un truc.
– Ouais ?
– Le patron, il est vraiment grec ?
– Tu viens vraiment de poser la question ?
– Ben oui, pourquoi ?
– Tu crois qu’on l’appelle Ric le Grec parce qu’il bouffe des kebabs ?
– Ben…
J’écouterai bien plus longtemps l’érudit bavardage de mes kidnappeurs, mais j’en sais assez pour le moment. Des gars de Ric le Grec. Je commence à comprendre ce qui a foiré, et c’est moi qui suis dans le coffre à la place de l’autre emplumé. Un coup tranquille, pour rendre service. Pas d’emmerdes. Tu parles.
Je commence à me remuer. Il faut que je sorte de mon cocon de ferraille. Je pourrais forcer la banquette arrière, mais ça ne m’avancerait pas beaucoup. Les trois cocos dehors me sauteraient sur le râble avant que j’ai pu me déplier, et tout ce que je gagnerai, c’est une nouvelle branlée. Des doigts, je parcours l’intérieur du haillon. Certaines bagnoles sont équipées d’un levier de sécurité dans le coffre. Pas celle-là. Écrasant un soupir, je me blottis dans le fond et soulève le tapis de sol. À tâtons, je finis par trouver le câble gainé de caoutchouc qui commande l’ouverture du coffre depuis la place conducteur. Je le saisis fermement, de mes deux mains, et je tire, de toutes mes forces, jusqu’à ce que le clic libérateur résonne comme le chant des sirènes à mes oreilles. En général, un gars qui trimballe un type dans son coffre respecte scrupuleusement le code de la route. Ça serait vraiment trop con de finir aux assiettes pour avoir grillé un feu. Alors j’entrouvre doooooooouuuuuuuucement le hayon, et dès qu’il s’arrête, je me glisse à l’extérieur, me redresse et me faufile entre les voitures garées sur le côté. Aussi simplement que ça.
Je boitille pendant un petit moment, aussi longtemps que me le permettent mes poumons de fumeur de Camel. Quand je suis sûr qu’ils ne me poursuivent pas, je finis par m’asseoir entre deux poubelles. Je devrais être soulagé de m’en être tiré à si bon compte. Après tout, c’est pas tous les jours qu’on se fait saucissonner et qu’on réussit à filer entre les doigts de ses ravisseurs. Sauf que les problèmes ne font que commencer. Le Grec est pas arrivé là où il est en laissant tomber dès qu’un gus joue les anguilles. Il enverra d’autres types, plus méchant, plus nombreux. Je pourrais quitter la ville, me défiler. Ça ne me poserait aucun problème d’ego. L’honneur, toutes ces conneries là, chez les voyous, c’est juste bon au cinoche. Dans l’ensemble, les criminels sont plutôt lâches pas très futés. Mais je ne suis pas un criminel. Enfin pas vraiment. Et surtout, cette ville, c’est chez moi. J’en suis déjà parti une fois, et j’ai pas aimé.
Il ne me faut pas longtemps pour trouver ce que je cherche. Petit, crasseux, peuplé d’une poignée d’ivrognes en bout de course, le bistrot en vaut un autre, pour ce que je vais en faire. C’est un peu dommage de balancer dix ans d’abstinence dans un boui-boui pareil, mais faute de grives, on mangera de la merde. Et acculé comme je le suis, faut que je fasse sortir le diable de sa bouteille.
*
Le gosier en feu, une méchante pointe dans le bide, un voile chaud devant les yeux, je trouve vite le 383. C’est une petite ville, et il n’y a pas tant de rues qui aillent jusque là. En plus, la bicoque, je la connais. Une ancienne pension chic, le Mirage Hôtel, devenue haut lieu de la vie nocturne dans les années quatre-vingt-dix. Elle a été fermée et vendue aux enchères après que le patron, un ancien forgeron, ait un joué le coup du serre-moi fort à une demi-douzaine de gamines même pas en âge de porter des soutiens-gorges. Le clope au bec, je fais le tour de la baraque. C’est joli, c’est cossu, et par devant, c’est impossible d’entrer sans qu’on vous voie. Je crapahute le long du muret, me griffe le visage et les mains dans la haie, et me retrouve dans le jardin. Mes trois bonshommes sont là, dans la cuisine. Adossé au chambranle, comme si c’était sa place, Blondin fait moins le malin, maintenant. Les deux autres sont assis à table et grignotent des tomates. Des noires de Crimée. Faut reconnaître qu’elles ont du goût. Ils ont tous l’air consterné de types qui viennent de se faire méchamment avoiner par le père fouettard. Je n’ai vu personne d’autre au rez-de-chaussée. Ils sont tous les trois armés. J’ai mes pognes, une bonne réserve de rage, et le trouillomètre maintenu à niveau par les six chartreuses que je me suis envoyées.
J’attaque sans sommation. L’alcool, il y a des gens, ça les rend euphoriques, idiots ou bavards. Moi aussi loin que je me souvienne, j’en suis toujours sorti froid, méthodique et vicelard. Tout ce qu’il me faut pour ce soir. Dans le même mouvement, j’attrape l’arme de blondin et lui envoie ma godasse à l’arrière du genou. Il se retourne juste à temps pour prendre un coup de boule et part valser au milieu de la pièce. Sean Connery se lève déjà. Je lui tire dans la jambe, histoire qu’il comprenne que je rigole pas. L’hirsute hésite un instant. Je le mets au parfum :
– Toi, la gazelle, tu bouges d’un centimètre et je te plombe. Hoche la tête si tu comprends.
Il s’exécute.
– Bien. Récupère le calibre de ton pote, là. Et tu me le files. Avec le tien, aussi. C’est bien. Il est là le Grec ?
Sans rien dire, il lève l’index.
– Des gros bras avec lui ? Non, que vous trois ? Ben il est bien entouré votre patron. Allez tourne toi.
Je le crosse, net, et j’en remets un petit coup aux deux autres, pour assurer mes arrières. Avec tout ce boucan, le Grec doit m’attendre bien campé dans son bureau, un pompe braqué sur la porte. Je monte les escaliers sans étouffer mes pas, et m’arrête à quelques centimètres de la première porte qui se présente. De mémoire, la seule qui était éclairée depuis l’extérieur.
– Ric le Grec ? Avant que tu ne te mettes à défourailler dans tous les sens, j’aimerai qu’on parle.
J’attends trente bonnes secondes, dans un silence pesant. Je pousse le battant de la porte.
– Je vais rentrer.
Et je vois le Grec, debout sur son bureau. Il me tourne le dos pour faire face à un écran géant, une guitare en plastique entre les mains, un casque sur les oreilles. Ses doigts s’agitent au rythme frénétique de signes multicolores qui défilent et explosent sur l’écran. Soudain le Grec se fige, cathartique, et se met à hurler :
– Born to be wiiiiiiiiiiiiillld !
Je pourrais régler ça maintenant, une balle dans le dos, et me tirer. Plus personne pour venir me chercher des poux dans la tête. Mais pour commencer, je ne suis pas un tueur. Et ensuite, le contact froid d’un gros calibre contre ma nuque calme sérieusement mes ardeurs.
– Tu poserais pas ton feu ?
Je laisse pendre le flingue de blondin au bout de mon index, il m’en reste un dans chaque poche, et le tend à la jeune femme qui se tient dans la pénombre, sous le signe de Cybèle qui orne une bibliothèque surchargée. La Bétonneuse. J’aurai dû y penser. Si son surnom ne rend pas honneur à sa beauté, il en dit long sur ce qu’il advient à ceux qui ont la folle audace de se mettre en travers de son chemin. Toujours fourrée avec le Grec. Lui, c’est la vitrine, mais la boutique, il la font tourner tous les deux. Et moi, je me retrouve fait comme un faisan de trois jours. Sans qu’on me le demande, je vais m’asseoir à côté du bureau, pas trop loin d’une fenêtre, en gratifiant la bétonneuse d’un clin d’œil admiratif.
– Chapeau. Ça m’étonnait aussi qu’il n’y ait que ces trois là. C’est qui ?
– En bas ? Siciliti, Tagoret, et Branquignole. La crème des loubards.
Je savais comment ils recrutaient, tous les deux. Ils organisaient régulièrement un genre de trophée pour mauvais garçons, un concours de coups tordus et de malversations. Ceux qui s’illustraient particulièrement rejoignaient les rangs, et vogue la galère.
Ric le Grec prend enfin conscience de ma présence. Il enlève son casque, roule un peu des épaules et se vautre dans un énorme fauteuil en cuir. Puis il s’adresse à la bétonneuse comme si je n’existait pas.
– C’est qui, lui ? Qu’est-ce qu’il fout là ?
– Desmund Sasse. Le mec qui a voulu nous doubler.
– Ah, les aigles t’ont mis la main dessus finalement.
Je m’éclaircis la voix.
– Les trois guignols de la cuisine, c’est eux que t’appelles les aigles ? Endormis. Écoutez, je sais à quoi ça ressemble, mais à aucun moment j’ai voulu marcher sur vos plates-bandes.
– C’est pourtant ce que t’as fait, et bien en plus.
Je lui explique tout. Mon pote, ma dette, Sourisse.
– Et je ne savais bien sûr pas que cet abruti de Didier bossait pour toi. Sinon, tu penses bien que je serai allé taper quelqu’un d’autre. Le reste, je le devine.
– Ah ouais ?
– L’emplumé t’a pas rendu le pognon. Il m’a cafté pour Sourisse, histoire d’effacer son ardoise. Du coup, ton problème, c’est moi, et plus lui.
– On est raccord. J’ai bien envie de te croire, mais pour le coup, j’ai encore plus de blé dehors depuis que tu as foutu ton nez dans mes affaires.
– On devrait pouvoir trouver un moyen de s’arranger. Je sais que t’es pas le mauvais mec. Je te propose un truc, je retrouve l’autre emplumé. Je te le ramène par la peau du cul avec ton fric. Et bien sûr, je te rends la came.
– Elle est où, ma came ?
– En lieu sûr. Son emplacement, c’est un peu mon assurance vie.
– Pas con. Je te l’ai dit, machin, j’ai bien envie de te croire. C’est juste que, tu vois, dans mon business, on laisse pas un mec vous plumer. Question de streetcred.
– Il doit bien y avoir une solution. Qui d’autre est au courant ?
– Au commencement, toi. Ton pote, ensuite. Les buses, en bas. Et nous deux. Ça commence à faire beaucoup de monde pour un secret.
– Mmmmmh…
Ce que je m’apprête à dire ne me fait pas plaisir, mais je suis un peu au pied du mur.
– Et si je rejoins ton équipe ? Je bosse pour vous le temps de remettre le compteur à zéro.
Ils se regardent, et le Grec a un méchant sourire.
– C’est vrai que t’as de la ressource. Ce qui est moche, c’est que t’as pas le pot. Le dépôt des candidatures est terminé.
– hein ?
– Regarde un peu.
Du menton, il désigne la fenêtre. Dehors, j’entends les pneus de plusieurs voitures crisser sur les gravillons. Si c’est une descente de flic, j’aurai vraiment gagné ma soirée. Va expliquer aux bourres ce que tu fous à pas d’heures chez un caïd de la pègre, avec deux armes à feu dans les poches. Je jette un œil. Il y a bien une douzaine de bagnoles. Des portières claquent pour les vider de leurs occupants. Ils se mettent tous bien en ligne devant la baraque. Bon, au moins, je sais que c’est pas le bleu. Je me tourne vers le Grec et la Bétonneuse.
– Et c’est qui eux ?
– La relève.
– Ah. Les nouveaux… J’imagine que ça signifie que je ne suis pas embauché.
– T’es plutôt futé.
– Bon… Du coup on fait quoi ?
– Ben j’ai bien envie de te laisser te démerder avec eux.
Mon regard passe du Grec à la Bétonneuse puis à nouveau à la fenêtre. Dehors, je les vois. Des hommes, des femmes, certaines têtes me sont familières, d’autres sont de parfaits inconnus, demain peut-être un anonyme à la une. Tous sont des tueurs. La nouvelle fournée, prête à répandre sang et tripes, à mettre le feu à la ville s’il le faut, n’importe quoi pourvu que ça soit inoubliable. Si je compte bien, ils sont vingt-sept.
Je pousse un long, long soupir. Je vais avoir besoin d’un verre. D’un sacré paquet de verres, même.
Danü Danquigny
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