Anouk Langaney a choisi Patrimonio pour destination de la Toussaint, novembre au coeur d'une appellation corse aux robes rouges soutenues et aux blancs gagnés des arômes du maquis
Anouk Langaney
Sa dernière parution :
Clark (L'Atalante)
crédit photo Mouloud Zoughebi
Le nez de Onzième Sens
En entrant en ferry (il paraît que par Corsica Ferry c'est plus sûr, mais on ne s'aventurera pas dans ce débat) dans la baie d'Ajaccio, si votre regard suit la ligne de l'archipel des Sanguinaires, vous pouvez imaginer, sur l'escarpement urbanisé du littoral, Anouk Langaney sur sa terrasse, ou bien à sa table de travail, face à la Méditerranée. Elle doit nicher par là, plein Ouest, et se gaver de couchants. Pas seulement. On lui soupçonne des racines bretonnes, mais elle déclare boire "bien". Comme on peine à trouver des crus bretons remarquables (ça viendra, on fait bien du vin en Écosse, désormais), on pariait sans trop de risques que la romancière de "Même pas morte", "Cannibal Tour", et le "Temps des hordes" (aux éditions Albania) dégustait des merveilles locales, sur sa terre d'élection. On savait Anouk écrivaine des grands délires noirs et de l'humour décalé, on ne pouvait deviner sa connaissance des grands terroirs viticoles corses. La réception des textes représente toujours le meilleur moment, pour nous, à Onzième Sens. Cette fois, Anouk nous a mis à genoux. Conquête immédiate sans la moindre résistance. Coup de coeur, coup de foudre. Superwoman (on va y venir), corso-vraisemblablement bretonne (mais en dehors des AOP, les origines on s'en fout !), enseignante Mistress Jekill et romancière terriblement Hyde, popularissime dans les salons du livre, citoyenne résolument engagée pour un monde meilleur (on l'est un peu tous par nécessité, mais certaines plus que d'autres), Anouk est bonne camarade : elle écrit aussi "bien" le vin qu'elle ne le boit. Elle n'écrit pas seulement bien le Patrimonio, mais encore ses romans qualifiés parfois de "barrés", aux titres qui claquent comme "Clark" (L'Atalante), cet hommage déguisé aux mères qui font ce qu'elles peuvent, et ce qu'elles ne peuvent surtout pas. Toutes les mamans rêvent leur fils Superman, qu'elles se rassurent : il le restera toujours, quoiqu'il en coûte à toutes les mères. Dans ce dernier roman, Anouk abandonne la narration à une mère prête à tout, qui prend la plume pour écrire à l'une de ses filles, et tenter de justifier la préférence pour un fils, évidemment un super-héros. Dans une récente interview (Dans "L'oeil et le gun"), Anouk avouait : "À titre personnel, en tout cas, je n'aurais rien contre un ou deux super-pouvoirs...". Anouk en a plus de deux. Elle possède l'oeil, le nez et la bouche. Mais encore celui de nous transporter au seuil du Cap Corse, sur les rivages du golfe de Saint-Florent, dans les fragrances de la myrte et des immortelles des Agriate, où l'on cultive sous la protection de Saint-Martin des vignes sur des schistes providentiels, dans la magie des brises des quatre vents. Enfin, celui de la super-tendresse pour un terroir exigeant, et pour celles et ceux qui le bonifient. Super-Anouk !
L'église San Martinu, qui veille sur Patrimonio
J'ai eu la chance de boire des vins qui étaient presque des voyages, par Anouk Langaney
Dans beaucoup de domaines, je suis plus forte pour causer que pour agir. Tout ce qui est crimes de sang, par exemple ; et puis les arnaques, le terrorisme, la gastronomie cannibale... La peinture et la musique aussi, hélas. Et sans doute les relations humaines.
Pour le vin, non. Je le bois mieux que je n’en parle.
Quand je parle de boire bien, je ne parle pas de quantité. Enfin, pas seulement. Je parle de s’intéresser à ce qui se passe dans son verre, sans se prendre au sérieux.
Je goûte des vins comme je lis des romans. Ils me font rire, pleurer, parler, rêver ou réfléchir. J’ai eu la chance de boire des vins qui étaient presque des voyages : j’en suis revenue différente, avec parfois un léger décalage horaire.
Mais je ne sais pas du tout décrire le vin. Quand j’essaie, je dis un peu n’importe quoi. Je préfère écouter ceux qui savent. En allant, par exemple, faire un tour à Patrimonio, un village magnifique à l’entrée du Cap Corse, où poussent des vignes et un festival de guitare. C’est vous dire si l’on y est bien. En ce mois de novembre, les vignerons se remettent de la saison et des vendanges. Ils ont moins de vin qu’en été, mais plus de temps pour discuter.
Prêtons l’oreille, par exemple, à la cinquième génération de vignerons du Clos Marfisi. Julie et son frère Mathieu, descendants de Toussaint-Mathieu Marfisi, né le jour de la Saint-Martin, et que les poètes célébraient déjà en 1904 pour son vin et son bon cœur :
Toussaint-Mathieu, mettons le mauvais rêve en fuite,
Chassons le noir souci qui nous poursuit en vain,
Buvons, chantons, dansons, et que la Saint-Martin
Se célèbre toujours à présent comme ensuite.
Les Marfisi portent avec le sourire le patrimoine de Patrimonio, qu’ils enrichissent de leurs idées et de leurs convictions. Il y a deux ans, par exemple, leur est venue l’idée d’un nouveau rouge, la cuvée Uva, assemblage d’anciens cépages : minustellu, carcaghjolu neru et niellucciu. Avec un résultat épatant, que je ne saurai pas décrire, donc, mais qui me semble de taille à chasser le mauvais rêve et le noir souci.
Leurs vins suivent le cours de leurs vies : ils me racontent que Julie était enceinte, lorsque l’idée leur est venue d’un vin qui mûrirait différemment, qui demanderait du temps, comme nos enfants. Un élevage plus long, dans des contenants qui respirent : quatre ans pour le rouge, et deux ans pour le blanc. Un vin dont la gestation serait proche de la leur. Alors ils ont troqué les cuves en inox pour des fûts à l’ancienne. Julie et Mathieu ont eu quatre enfants, à tour de rôle, et autant de cuvées Nos Petits Grains.
Alexis, Mathieu, Julie, Anouk
Une affaire de famille, donc. Leur père n’est pas loin : en allant prendre des photos, nous le croiserons dans les vignes, sur la route du Cap – où un panneau « los Marfisi », sans le C, domine la colline façon Hollywood. Je me souviens de la fierté de leur Maman, il y a déjà bien des années, lorsqu’elle nous avait fait déguster la Cuvée Julie, première création de sa fille ; un rosé épatant. J’y pense aujourd’hui en regardant le fils de Julie, qui peigne son lion en peluche sur un tonneau. Il se voit bien dresseur de fauves, et je trouve que c’est un beau métier ; mais s’il décide de faire du vin un jour, je viendrai le goûter. Une Cuvée Fauve, tiens ? Pourquoi pas.
Derrière lui, Alexis bouche à la cire rouge la toute dernière fournée de Nos Petits Grains. Tout sourire, lui aussi, sauf quand il râle contre cette fichue cire qui fait des bulles. Alexis travaille pour le Clos Marfisi, en attendant d’avoir trouvé sa propre vigne : bientôt, il aura son domaine. Il ne veut pas nous en révéler le nom, c’est trop tôt. Mais nous le retrouverons.
Au Clos Marfisi, on me parle beaucoup de coups de main, de vignerons qui s’épaulent. Sans soutien, il est bien difficile de se lancer. Même un domaine solide, sans un peu d’entraide, risque parfois gros. Mathieu me raconte qu’en 2020, opéré du dos, il ne pouvait plus conduire le tracteur. Sa famille, ses amis, plusieurs de ses collègues sont venus à la rescousse : ainsi est née la cuvée 2020, Patrimonio Mon Amour.
Parmi les collègues en question, il y avait Nicolas Mariotti-Bindi, de la Cantina di Torra, sur la commune d’Oletta. Nicolas, lui, n’a pas hérité le vin : il l’a rêvé. Mais le vin de ses rêves n’est pas un paradis artificiel. Il veut que son projet tienne debout, dans le monde tel qu’il est. Nicolas est un idéaliste pragmatique – espèce rare et précieuse, s’il en fût. Il a le label bio, mais ne le cherchez pas sur son étiquette : il ne l’aime pas. Trop facile. Pas assez exigeant. Il nous parle gestion des effluents, marcs, compostage... Presque toute l’appellation Patrimonio est passée en bio, mais Nicolas pense qu’il faut aller bien au-delà du cahier des charges. Et c’est ce qu’il fait.
Nicolas devant sa cuve-oeuf en béton
Il n’est pas le seul : Patrimonio a été la première appellation à interdire le glyphosate. Ils ont aussi choisi de ne pas irriguer. En 2021, il n’est tombé que 212 millimètres d’eau, mais la vigne tient le coup. Nicolas profite de la sécheresse pour traiter le moins possible (« à peine un peu de cuivre autour de la fleur »), cesse de travailler le sol pour limiter l’évaporation. Quand il n’y aura plus d’eau du tout ? On cultivera autre chose, me répond-il, l’air d’un homme qui le pense.
En écoutant Nicolas, l’idée me vient qu’en cas d’apocalypse zombie, il sortirait peut-être la sulfateuse, mais pas avant d’avoir tenté le compostage. (Le cas échéant, il faudra que je l’appelle pour avoir des tuyaux.)
En attendant, il joue avec son Vermentinu, le cépage blanc qu’on nomme aussi Malvoisie : il le promène de 11 à 25 degrés de potentiel. En 2017, par accident, il l’a récolté trop tard et trop fort (« c’était de la vodka orange »). Il l’a alors laissé reposer douze mois dans une cuve de béton, avant de le mélanger au millésime suivant, récolté à petite maturité. Du gras et de la puissance par-ci ; de la fraicheur et de l’acidité par-là : ainsi est né le Hors-Série blanc, un sacré bel équilibre, à mon humble avis. Le Hors-Série rouge, assemblage de ses cinq parcelles, est drôlement intéressant aussi.
Et puis il y a ses vendanges tardives (Malvasia Passitu). Enfin, tardives pour la Corse ! En 2017, par exemple, il a récolté le 20 septembre. En 2016, le 16 octobre. Le résultat est remarquable : des vins doux naturels, dont il a laissé la fermentation s’arrêter toute seule, sans ajouter d’alcool comme on le fait pour les muscats. Tantôt aussi sucrés et puissants que des muscats, tantôt entre-deux, comme le Vermentinu Dolce. En expérimentant, on sort de l’appellation – mais Nicolas, on l’aura compris, n’est pas un homme d’étiquettes.
Stéphanie Olmeta et Jean-Laurent Savelli travaillent en bio et au-delà, eux aussi. Levures indigènes, traitement a minima : Jean-Laurent me dit qu’il ne jette pas la pierre à ceux qui traitent, mais qu’à ses yeux ça ne peut plus être la bonne voie. Il veut que le vin ait le goût de ce que peut donner la terre cette année-là, pas le goût de trucs qu’il aurait mis dedans. Et les huit hectares de Stéphanie ont bon goût. Ils lui viennent de son grand-père, qui fit du vin, mais sans plaisir : elle m’explique que c’était un homme anxieux, toujours inquiet de la pluie ou du beau temps. Stéphanie n’est pas comme lui. Le climat sera ce qu’il sera, on fera avec. Jean-Laurent, lui, stressera tout de même un petit peu – il faut bien se répartir les tâches.
Lui plutôt dans les vignes, elle plutôt à la cave, ils font de belles choses ensemble, et notamment un très joli muscat. La version vieillie en fût d’armagnac et son arôme d’orange amère serait un poème à elle toute seule, si je savais la décrire – mais je vous ai prévenus que je ne saurais pas.
Jean-Laurent et Stéphanie (fan d'Anouk Langaney !)
Un peu plus loin, dans son vaste domaine caché au cœur des Agriate, Simon Giacometti nous confie qu’il redoute que vienne l’hiver sans cette fichue pluie. Celle qu’on appelait jadis la pluie d’août, qui est devenue celle de septembre, puis d’octobre… Nous voici en novembre, et il ne tombe que quelques gouttes. C’est peu. C’est bien long, depuis mai. Les vignes de Simon sont splendides, mais à leur pied, jusqu’ici, rien ne repousse. Nous jetons aux nuages un regard plein d’espoir, en dégustant ses délicieux vins rouges. (On ne sait lequel préférer ! Le petit dernier, Le vin coule dans nos veines, est un régal. Mais cette Cuvée Sarah, tout de même... )
Ensuite, si je m’écoutais, je pourrais vous parler des vins de Muriel Giudicelli, de son rouge solaire, de son muscat si élégant. Ou de l’incroyable camaïeu de blancs de la famille Arena, et de leur Carco au goût de cuir, qu’on a l’impression de boire dans un fauteuil-club. Ou encore, plus haut dans le Cap, de la Cuvée Marine de Pieretti, si iodée et minérale qu’elle ressusciterait un plateau de fruits de mer. Ou des vins du sud de la Corse, parce qu’il n’y a pas que le calcaire, dans la vie ! Nos granits ont aussi du bon. Mais je dirais probablement un peu n’importe quoi.
Je vais plutôt écouter ceux qui savent, et boire leurs vins.
En leur souhaitant – et en vous souhaitant à tous – une excellente San Martinu. Et ce qu’il faut de pluie.
Anouk Langaney
Pour une fois, on rien à ajouter, tout est écrit, et bien... (sinon les réferences, et là, à l'heure de "l'assemblage" du texte, on la maudit un peu, parce qu'elle n'y est pas allée de main morte, mais on pardonne tant le plaisir côtoie l'évidence. Vous pouvez appeler les vignerons de la part d'Anouk !)
Clos Marfisi
D81 20253 Patrimonio
04 95 37 07 49
Cantina di Torra
Torra 20232 Oletta
06 12 05 24 59
Domaine Stéphanie Olmeta
Lieu-dit Lustincone 20253 Patrimonio
06 75 77 72 13
Domaine Giacometti
20217 Casta
04 95 37 00 72
Domaine Giudicelli
Lieu-dit Poretto
20253 Patrimonio
06 11 56 36 24
Domaine Antoine Arena
Lieu-dit Morta Majo
20253 Patrimonio
04 95 37 08 27
Domaine Pierreti
20228 Luri
06 17 93 92 17
(et un remerciement spécial à Mouloud Zoughebi pour le portrait d'Anouk)
Comentários