Parisienne d’adoption, la romancière, traductrice et poétesse japonaise a aussi beaucoup écrit sur le goût et les senteurs, la cuisine et les alcools. Le temps d’un verre dans un bar des Halles, elle s’est confiée à Onzième Sens sur son rapport au vin. © Alexis Nice
Ryoko Sekiguchi
Parmi ses dernières publications :
Le nuage, dix façons de le préparer
(Éditions de l'Epure)
Sentir (JBE Books)
Avec Hervé Deschamps, dans les vignes de Perrier-Jouët © Alexis Nice
Ses recueils de poèmes s’intitulent « Études vapeur » ou « Série Grenade », ses romans « L’astringent », Fade » ou « Manger fantôme », elle a publié des essais tels que « Le nuage, dix façons de le préparer », « La Terre est une marmite » ou « Dîner fantasma ». Les écrits de Ryoko Sekiguchi sont souvent imprégnés de saveurs et d’arômes, raison pour laquelle Onzième Sens voulait depuis longtemps la rencontrer et l’écouter parler du vin.
Il a fallu patienter jusqu’à ce que cette inlassable exploratrice des mots, à la fois écrivaine et traductrice, revienne se poser quelques jours à Paris, où elle réside puis vingt-cinq ans. Brève parenthèse dans le mouvement perpétuel qui l’anime depuis sa jeunesse. Etudiante, elle était partie découvrir le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Désormais, elle rayonne sur la France et l’Europe pour préparer des livres, participer à des festivals ou animer des ateliers comme cet été à Porquerolles, où elle a initié des groupes d’adultes et d’enfants aux senteurs de l’île pour la Fondation Carmignac.
Avant ce séjour de travail sur la Côte d’Azur, c’est dans un bar parisien des Halles, le Garde-Robe, plein de vie et de vins nature, que nous l’avons retrouvée début juillet. Elle qui n’en boit jamais s’est laissé tenter par le spritz de la maison associant un vouvray, une liqueur d’oranges amères et un sirop d’écorces maison. On l’a accompagnée avec un verre de Minervois blanc cuvée « Soif de Loup » (Vignoble du Loup Blanc). La conversation s’est emballée.
Capable d’adopter une gouaille de parigote pour une répartie moqueuse, cette quinquagénaire menue et délicate nous a épaté par sa réflexion sur le nouveau monde gustatif qui s’est ouvert à elle depuis qu’elle a quitté son Tokyo natal. Formée au journalisme, à la langue française et à l’histoire de l’art, elle semble avoir créé sa propre discipline, seulement dictée par la multiplicité de ses talents et ses envies.
Onzième Sens. Votre rapport au vin a-t-il changé en arrivant en Europe ?
Ryoko Sekiguchi. Je vis à Paris depuis 25 ans mais ma vie a changé quand j’ai été admise à la Villa Médicis, à Rome (en 2013-2014 NDLR). Je voue une reconnaissance éternelle à la France qui m’a donné cette chance inouïe, ça a été une des meilleures années de ma vie, ça a débloqué plein de bonnes choses. J’y ai eu une série d’idées qui ont germé plus tard, j’ai traduit un livre de Patrick Chamoiseau (« Solibo Magnifique » NDLR) qui m’a valu le Grand prix de la traduction au Japon. Et c’est là que j’ai appris les vins italiens.
Villa Médicis
Dans quelles circonstances ?
J’ai eu la chance, dès mon arrivée en Italie, de connaître un endroit qui allait devenir mon restaurant favori, la trattoria Da Cesare. Le patron, Leonardo Vignoli, avait été sommelier en France avant de retourner dans sa ville natale et d’y ouvrir son propre établissement. C’est un lieu excentré, un restaurant qui ne paie pas de mine, la moitié de la clientèle est locale. Il a constitué sa cave de vins nature italiens avant l’heure, au début des années 2000, une vraie cave d’Ali Baba. Je suis devenue son disciple, je ne regardais pas la carte, il me choisissait une bouteille et me faisait goûter des vins étranges, comme s’il savait comment me guider. C’est son rapport avec les mots qui m’a fait aimer le vin, sa façon de décrire chaque vin et celui ou celle qui l’avait créé, son physique et sa façon de parler, le site où sont plantées ses vignes, le climat de la région, sa façon de faire. J’avais l’impression de rencontrer la personne en découvrant son vin. J’allais dans son restaurant autant pour l’écouter que pour boire ses vins.
C’est un grand écart avec le Japon, plus tourné vers le saké et la bière …
Dans les années 1980, il y avait déjà au Japon des collectionneurs de grands Bordeaux ou Bourgogne. Et puis récemment, des gens se sont mis à faire du vin. Et comme les Japonais sont maniaques, ils s’occupent de leurs vignes comme de leurs enfants. Ces dix dernières années, c’est incroyable le nombre de vignerons qui se sont lancés, certains formés en France ou en Italie… Les quantités sont confidentielles mais la qualité est superbe. J’ai au Japon un ami fermier qui a dans les 70 ans et qui a été formé en Sardaigne. Il fait ses fromages et aussi ses vins nature, il a construit sa maison, sa cave à vins, sa cave à affinage, autonomes en énergie car il est militant écolo. Il connait bien Hirotake Ooka, du Domaine de La Grande Colline, qui est retourné lui aussi produire au Japon avec le cépage endémique.
Hirotake Ooka
Vous est-il arrivé de buter sur la traduction en japonais d’un terme relatif au vin ?
Tout est traduisible, il suffit de trouver des analogies. On peut chercher du côté des fleurs, par exemple. Et une notion comme la longueur en bouche est facile à exprimer puisqu’elle n’existe pas seulement dans le vin mais aussi en cuisine. Mais j’écris rarement sur le vin…
Vous écrivez davantage sur la gastronomie, les traditions culinaires ?
Le monde du liquide n’est pas celui du solide, les journalistes spécialisés dans le vin ne sont pas les critiques gastronomiques. Moi-même, au restaurant, je sais exactement comment analyser un repas, ses points forts, les couleurs, les saveurs, et l’exprimer dans un texte. Pour le vin, j’ai une sorte de blocage mental, l’impression de ne pas être qualifiée pour en parler. Ça ne veut pas dire que je ne ressens pas les choses mais il me semble qu’il y a de bonnes et de mauvaises réponses.
Comment l’expliquez-vous ?
C’est aussi en Italie que j’ai découvert le parfum : jusqu’à l’âge de 45 ans, je n’en ai jamais porté. Et là, la connexion s’est faite entre les mots et les odeurs. J’ai maintenant le « droit » d’utiliser mes propres mots pour parler de ce que je ressens sans me soucier de ce que les autres vont dire. Mais j’ai toujours un blocage pour parler du vin à cause du côté devinettes : quel cépage, quelle année, quelle région, ça sent la vanille, le tabac, le cuir… Moi, ce qui m’intéresse, comme en cuisine, c’est comment le vigneron ou le parfumeur a fait pour arriver à ces arômes-là. Quand j’ai écrit « Sentir », en recueillant les propos du chef de caves de Perrier-Jouët, Hervé Deschamps (éditions JBE, 2021), je ne connaissais rien au champagne mais j’ai été captivée par ses histoires. Il m’a parlé d’un millésime 1911 qui était encore bon mais qui surtout avait encore des bulles : de l’air de 1911 ! On pense être plus solides que le liquide mais en fait, le liquide peut être plus solide que nous. Le vin me rappelle sans cesse notre fragilité.
Allez-vous parfois à la rencontre des vignerons ?
J’aime bien le bar à vins géorgien Supra, à Belleville (Paris 20e), j’y vais assez souvent, parce que le patron, Mika, connait personnellement les vignerons de là-bas, certains sont des copains d’enfance, et j’ai l’impression de les voir quand il parle d’eux… J’aimerais bien rencontrer un vigneron qui sache me parler de sa vigne on parle comme de ses enfants : elle a eu un moment difficile cet hiver, elle a passé le cap… Le vin, c’est l’âme de la plante, j’aimerais connaître aussi la vie de cette vigne avec sa terre, avec les insectes. J’ai rencontré pas mal de maraîchers, ils parlent de leurs légumes comme ça, ça me passionne, ça rend plus vivante notre relation avec ce qui nous nourrit. Si on cultive juste pour manger, c’est aussi triste qu’un supermarché sans caissière.
Le rapport au vin est-il le même d’un pays à l’autre ?
Partout, la manière de consommer le vin a changé depuis vingt ou trente ans. Dans une trattoria de Bologne, où je suis allée en juin, la liste des vins s’arrêtait à six, chacun à 20€ la bouteille : on ne choisit pas, le patron l’a déjà fait pour vous. J’ai adoré ça. Au Japon, il y a des auberges où on ne propose qu’un seul saké, c’est le patron qui décide, c’est différent des endroits où on vous propose tout une carte. On est en train d’oublier cette époque des cafés où on buvait le vin du village. On oublie cette intimité avec le vin, quand on le connaissait comme un proche.
Y a-t-il des vins qui vous ont laissé de grands souvenirs ?
Il y a des vins conventionnels extraordinaires, émouvants, mais aussi certains qui sont trop sages qui m’ennuient. C’est comme déjeuner avec un homme qui habite dans le 16e et qui travaille dans la finance : au bout d’une heure, il n’y a toujours pas eu de surprise. A l’inverse, il y a aussi des vins nature trop punk : il est 11 heures du soir, j’ai envie de rentrer chez moi et ce vin me dit non, on continue, allez… Entre les deux, le vin nature formidable, c’est un artiste qui peut d’un coup saisir votre cœur. Il y a surtout des champagne des années 1970 qui m’ont laissé un grand souvenir, pas parce qu’ils sont rares et m’impressionnent, mais parce que spontanément, quand on parle millésime, on pense moins à un vieux champagne qu’à un vin. C’est là où on se rappelle que c’est du vin, quand ils ont pris une certaine couleur, subi une métamorphose. On pense trop souvent que le champagne est une boisson du moment alors qu’il a assez d’acidité pour bien vieillir et nous surprendre. C’est une boisson mal comprise. On en a une image trop figée. Il est respecté sans être connu intimement.
Au Garde-Robe
Un livre en préparation ?
Je n’écris plus de poèmes, la poésie m’a lâchée. Je viens de soumettre à mon éditeur POL le manuscrit d’une fiction, « L’appel des odeurs », qui doit être publiée en mars. Les odeurs sont les personnages principaux, elles nous visitent, c’est elles qui décident…
Philippe Lemaire
La petite terrasse ouverte sur le monde
Une dizaine de places à l’extérieur, à peine davantage à l’intérieur et autour du bar, le Garde-Robe a recommencé à faire le plein avec les beaux jours. Ce bar à vins autrefois affilié à deux autres enseignes du quartier, « La Robe et le Palais » et « Les dessous de la Robe », a changé de mains en 2017 sans changer d’esprit. Sa carte propose une majorité de vins nature français et quelques belles bouteilles d’Italie, la plupart débusqués en direct auprès des producteurs. « Des vins assez droits, pas déviants, avec de la stabilité », souligne Anna, qui assure un service très souriant avec Julietta et Vincent. En proposant une formule déjeuner le midi, le bar est lui aussi en quête d’équilibre alors que la clientèle d’après-Covid est revenue nombreuse mais en surveillant ses dépenses. Des touristes d’un peu partout font une halte fraîcheur en sortant du Louvre, des groupes d’amis se donnent rendez-vous avant une soirée, six jours sur sept, sauf les samedi midi et dimanche. « La grande table à l’extérieur facilite les échanges, souligne Anna, on voit des gens de toutes origines parler entre eux. » Le vin, quand il est bon, délie toujours les langues.
Le Garde-Robe, cave et bar à vins,
41 rue de l’Arbre Sec, Paris 1er. Métro Louvre-Rivoli.
Tél 01 49 26 90 60.
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