Vincent Crouzet s'est littéralement échoué à La Ligne Rouge et chez Tutiac, bistrots à vins bordelais...


Auteur
Vincent Crouzet
Sa dernière parution : Vesper (Robert Laffont)
crédit Jacques Windenberger
Fin mai, Vincent Crouzet a soudainement préféré les terrasses bordelaises. Depuis 2003, dix publications à l'actif de cet ancien agent secret, avec pour colonne vertébrale des romans d'espionnage réalistes revisitant les territoires de ses missions passées. Son dernier roman, "Vesper" (Robert Laffont), s'inspire de sa trajectoire au coeur des théâtres d'opérations contemporains africains, dans lequel son principal protagoniste, Victor, espion romantique, boit du champagne brut Thiénot, du saint-Joseph blanc "Domaine des Royes" de chez Courbis, et du Meerlust au bar du Polana à Maputo, Mozambique. Son document "Une affaire atomique" (Robert Laffont) est en cours d'adaptation par une production américaine. Vincent a longtemps couru la planète, mais désormais a posé son sac dans le Luberon, où il écrit, écoute de la musique baroque, marche sur les crêtes calcaires, jardine dans la constance, et savoure des vins plus que décents. Au printemps 2021, avec ses deux camarades, Valentine Champetier de Ribes et Matthieu Prier, il lui prend l'idée de concilier vin et littérature, et de créer Onzième Sens, pour lequel il réendosse son sac pour des territoires cette fois moins hostiles...

Mes coups de coeur pour La Ligne Rouge et Tutiac, bistrots bordelais, par Vincent Crouzet
La guerre des terrasses étant ouvertement déclarée à Paris, on a pris l'option fuite à la Gare de Montparnasse, destination Bordeaux pour tester les bars à vins avant le couvre-feu, activité datée dans quelques semaines. Autant encore profiter de cet ultime plaisir : se savoir limité à quelques heures d'heureuse dissipation. On arrive en bord de Garonne le nez en l'air, sans la moindre connaissance des lieux incontournables, mais on est à Bordeaux, et on ne rentrera pas bredouille... Dans ce cas, on Google évidemment : "meilleurs bars à vins à Bordeaux". On doit choisir assez vite, il est déjà 18h00 avec moins de trois heures pour se faire une idée... Se laisser guider par son instinct, avec assurance...
Ouille. Première pioche somme toute assez calamiteuse. Bonjour l'instinct. Se retrouvant dans une petite artère donnant sur une place délicieuse mais agitée, on aborde un établissement dont on taira le nom par charité presque chrétienne (on est sympa...). Présentation pompeuse d'un jeune responsable de salle (de terrasse seulement encore ce 02 juin) : "On a 1400 références, mais c'est "blindé" ce soir, revenez demain". Effectivement, c'est plein. On demande à juste goûter l'une des 1400 références, même et surtout si debout dans la rue. Il nous est répondu avec condescendance (ou obséquiosité, on hésite) : "On a même de la Romanée Conti si vous voulez, mais revenez demain, en réservant". Mais, oui bien sûr, où donc avait-on la tête ? On est venu à Bordeaux, comme ça, un soir radieux, pour boire de la Romanée Conti sur une terrasse à touche-touche... On n'a pas le droit de prendre la carte en photo (c'est vrai qu'avec 1400 références, on va bouffer du stockage de gigaoctets) : c'est formellement interdit par le patron. Et si on allait gentiment boire ailleurs ?

La chance sourit aux tenaces, et surtout aux innocents. On s'extrait des ruelles pour déboucher sur les quais où un soupçon atlantique remonte la Garonne dans le soir parfait. 24°, ciel pommelé, lumière océane. Un bistrot, quai Richelieu (cardinal fripon), se dénomme La Ligne Rouge. Terrasse aérée et simple, rien n'est apprêté, et c'est tant mieux. C'est Ludivine qui accueille, et virevolte de table en table, avec l'assurance de celle qui épand naturellement parcelles de bonheur, et discrets étourdissements. Elle sait par avance ce qui plaîrait à l'étranger de passage. Du local (parmi de très nombreux "vins du monde" à La Ligne Rouge), mais du surprenant.
Voici donc un château Pierrail 2016. Entre deux mers, 100% merlot. Couleur tentation immédiate. Robe d'intensité, et de langueur maîtrisée. Mais on attend un moment. C'est toujours meilleur, se laissant frôler par le sifflement des bicyclettes de jeunes bourgeoises aux épaules et jambes nues. On finit par renifler le flacon : ça sent très heureusement la fraîche ouverture d'un paquet de shamallows ou un truc transgressif dans le genre, renvoyant aux petits larçins d'antan de fond de cuisine, avec placard qui grince trop. Ça donne quoi au palais ? C'est violent d'entrée, farouchement épicé, mais pas des épices de grand-maman, on file aux Indes, par la haute route de la Soie. Franchissement de cols d'Asie Centrale, à très haute altitude, et divin déclin pour retrouver la civilisation, tout en conservant concentration, et remarquable densité. C'est très long en bouche, addictif, on en redemande sans le moindre scrupule pendant que deux étudiantes démunies de tire-bouchon osent poliment et timidement demander à Ludivine si elle peut leur ouvrir une bouteille de blanc achetée à côté chez Carrefour City, qu'elles ont prévu de boire en tailleur sur les pelouses en bord de fleuve, dans le soir serein. La maîtresse des lieux avise la quille en tordant du nez, mais dans un sourire complice d'auguste sororité : "Ça n'a pas l'air bon les Filles, mais je vous débouche ça de suite...", abandonnant ses clients l'espace d'un instant. L'une des deux éperdues, penaude mais se reprenant, hausse les épaules, en soupirant, conservant sa très brune fierté malgré tout, et, désarmante : "On fait avec ce qu'on a...". Oui, c'est si juste. On fait toujours avec ce qu'on a, et surtout avec ce qu'on n'a pas. On les réconforte, c'est nécessaire, Ludivine la première. Ce soir de printemps divin, tout sera bon à boire. Alors, oui, on reviendra à La Ligne Rouge, parce que Ludivine, aérienne, prend si délicatement soin de ses clients, et aussi du temps à déboucher les bouteilles des douces effrontées, et que, finalement, cela fait sourire un peu plus Armand Jean du Plessis de Richelieu.
« Grande amplitude dans la cité de toutes les modérations... »
Tout ça c'est très bien, on a divagué sur les quais, mais passé 20h00 on a faim, et il reste une heure pour tenter sa chance chez Tutiac, le "Bistro vignerons", appartenant aux membres de la coopérative éponyme (quelle bonne idée !). Bien entendu, on n'a pas réservé, le spot est particulièrement couru, mais Laura l'attentive sommelière nous réconforte et nous déniche une bienheureuse place contre les chromes astiqués d'un vélo gentrifié, et surtout sans nous parler de Romanée Conti mais de jolis vins de vignerons locaux...


On choisit d'abord de quoi se sustenter. Sur un magret de canard fondant sur la langue, Laura prescrit un Blaye Côtes de Bordeaux, "Six chemins"... On ne va pas y aller par n'importe lequel... Le calme après la tempête. Grande amplitude dans la cité de toutes les modérations. À la déflagration de l'heure précédente s'oppose la quiétude du cabernet sauvignon, robe de rubis langoureusement endormi, en tel accord avec le magret qu'on les marie pour la vie, seulement pour le meilleur. "À usage long", complète d'un clin d'oeil Pierre-Alexis, le chef de rang. Viennent des notes réglissées nous conduisant légitimement sur la voie du dessert avant de se transformer en citrouille avec amende de 135 euros. Mais nul ne s'affole inutilement à Bordeaux. Aucune fébrilité : l'auto-discipline propose une apaisante chorégraphie. Tout le monde sera de retour à la maison, heureux, impeccablement masqué, sans se hâter, et sans râler outre-mesure (ça repose). Cependant, on ne va pas en rester là. On réclame un accompagnement sur le dessert créé en accord avec du viognier, une brioche légère composée par les voisins japonais de "la Pâtisserie S". Mais néanmoins, on préfère s'alanguir sur l'accalmie d'un rouge reposé sous les graves et les galets, qui accepte de s'attarder encore avec nous (et puis le viognier, c'est un peu notre quotidien en Provence, avec une préférence pour celui, fleuri, de la cave de Lumières - appellation Ventoux, et pour celui, fruité, de Meillan-Pagès - appellation Luberon). Cette fois, c'est Pierre-Arnaud qui nous suggère une cuvée "Roupit", assemblage d'équilibre et de sagesse, les noces du petit verdot et du merlot. Quand on y met le nez, on trouve le confort rassurant du cuir d'un vieux fauteuil club martyrisé par les griffes d'un vilain félin. Exclamation spontanée : "C'est juste terriblement bon !" On va terminer la soirée là, dans le pruneau mais pas trop, le citron confit, l'amande encore fraîche de juin et l'addition si légère. Merci donc encore à Laura, Pierre-Alexis, Pierre-Arnaud et Valentin (le chef).
Il est donc déjà 21h10, l'heure du doux repli. C'était juste bien, la petite tournée des bars à vins de Bordeaux, avec couvre-feu salvateur pour le foie et la nuit en suivant. On dégustera un soir de la Romanée Conti, c'est promis. Mais ailleurs, dans une autre vie, en black-tie, en écoutant un grand air d'opéra, et en compagnie de quelque divinité. Et puis, surtout, et ça c'est plus certain : on retournera à La Ligne Rouge, et chez Tutiac, cette fois sans plus compter les heures qui n'y sont jamais perdues.
Vincent Crouzet
Boire un verre à...

La Ligne Rouge
22 quai Richelieu • 33000 Bordeaux • 0983551864
On y a bu :
Château Pierrail 2016, Entre deux-mers, 100% merlot / "Bang !", effet immédiat !

Tutiac
Bistro Vignerons
10 place du Palais • 33000 Bordeaux • 0555882242
On y a bu :
Cuvée Origines "Six Chemins" 2016, Blaye Côtes de Bordeaux, cabernet-sauvignon / Pour redescendre en paix...
Cuvée "Roupit" 2018, Blaye Côtes de Bordeaux, merlot et petit verdot / "C'est juste terriblement bon !"
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