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Les folles libertés de Marie Aline

Dernière mise à jour : 13 mai 2022


Marie Aline, la critique gastronomique du Monde, détonne avec son premier roman "Les Bouffeurs Anonymes" (Harper Collins), dystopie cauchemar pour les épicuriens. À la ville comme au journal, Marie Aline dynamite codes, bienséances, et bonnes consciences, comme en ce début de soirée au Cadoret, en compagnie de Philippe Lemaire. Et nous, on adore ça.


Illustrations de Caroline Andrieu


 

Marie Aline

Son premier roman : "Les Bouffeurs anonymes" (Harper Collins)




Photo ©Melania Avanzato



"Le vin a des vertus humaines, console ou fait pleurer..."


D’emblée, elle nous a prévenu qu’elle « n’y connaît rien en vin » et l’on a cru voir un signal sous la modestie de l’avertissement. Marie Aline nous attendait dans ce beau bistrot de quartier, Le Cadoret, au cœur de son terroir de Couronnes-Ménilmontant, à cheval sur les 19e et 20e arrondissements parisiens. Et l’on a vite noté qu’ici, les noms des vins du jour, peints sur le miroir contigu au bar, associent simplement un cépage et un domaine. On a pensé qu’elle se reconnaît un peu dans ce havre de la bistronomie bellevilloise qui boude la géographie traditionnelle des appellations. Alors comme elle, on s’est laissé tenter par un Pinot blanc Philippe Brand, que Google nous dévoilera comme la cuvée Apollinaire « La dame au chapeau » de ce vignoble d’Ergersheim, en Alsace, dédié aux vins blancs et biodynamiques.


(En sortant du Cadoret, comme un rappel à Apollinaire)


















Avec cette romancière qui signe une dystopie politico-anthropologique fortement décapante aux éditions Harper Collins, avec cette journaliste qui régale les lecteurs de M le magazine du Monde de ses critiques sans frontières et ceux du quotidien d’enquêtes sur les dessous sales de nos grandes cuisine, on ne s’attendait pas à explorer les sentiers tranquilles d’une œnologie de premier de la classe. Sa plume farouchement indépendante a révélé la maltraitance et les violences sexuelles que des chefs étoilés font subir à leur brigade (article pour M), dénoncé le hold-up de l’extrême-droite française sur le thème électoral du jambon-beurre (pour Le Monde) et imaginé une France végane où la viande n’est délivrée que sur ordonnance médicale (son roman « Les bouffeurs anonymes »), pourquoi se laisserait-elle enquiquiner par le bréviaire de la vinification ?


« J’aime écrire sur des ambiances de cuisine, sur la technique des chefs, mais je n’ai pas besoin d’être technique sur le vin. Pour moi, il entre en jeu en concourant à l’ambiance, j’en parle en termes de qualité d’ivresse, car la technique lui ôte toute poésie », résume la jeune quadragénaire. « Je suis allée récemment chez un de mes cavistes, Paris Terroirs, et je lui ai demandé “un vin rouge qui me soigne”. Ça a marché avec un Côtes du Rhône mais je suis incapable de me rappeler le vigneron et le cépage. Pour moi, ce caviste est juste un bon médecin, il a une écoute particulière. Une autre fois, pour célébrer la signature de mon roman, je lui ai demandé un vin joyeux et festif, ça a marché aussi. » Après vérification, elle nous précisera que cet élixir du bonheur est produit par le domaine nantais Ty plan Breizh sous le nom d’Allez bon vin.


Ces questions de goût, Marie Aline les pense en esprit libre, en exploratrice. « J’ai vraiment commencé à boire du vin en 2008, avec les vins nature. Jusque-là, j’étais au kir et aux vieux Bourgogne. Qu’un vin soit bu sur un magret de canard ou un filet de lieu, on s’en fout, il a des vertus humaines, console, fait pleurer… L’accord mets-vins, c’est de l’atmosphère et elle peut être plus ou moins amicale, plus ou moins guindée, peu importe, c’est très bien. Parfois, d’ailleurs, j’aime l’atmosphère guindée, quand l’assiette est au cordeau et que le vin a un brushing parfait. » Elle a bien entendu parler cuves et températures en visitant des caves viticoles, échangé avec un oncle et une cousine calés sur la technique, mais ce n’est pas son registre. Elle dit s’être construite à l’instinct, en capitalisant sur des saveurs et arômes mémorisés autour du monde, au Brésil, au Viêt-Nam, à Tahiti où sa famille a ses racines...


Dans l'assiette au Cadoret


Sa culture est affaire de voyages mais aussi de rencontres, comme celle du vigneron auvergnat Pierre Beauger : « Il me faisait marrer à presser en tongs, avec ses vins instables qui se transformaient en six mois ». Celle aussi d’Olivier Lemasson « qui a créé des vins d’une liberté folle et malheureusement n’est plus là… » Instinctive, oui, mais en aucun cas dilettante. Quand la vocation de critique gastronomique s’est imposée à elle, Marie Aline a intégré pour un stage la brigade du Suédois Peter Nilsson, alors chef de La Gazzetta (Paris XIIe). « J’ai fait un essai puis j’ai pris les services de midi pendant deux semaines, puis de midi et soir pendant une autre semaine. J’avais ma veste chez eux et dès que j’avais le temps, j’y allais pour dresser des assiettes d’entrées ou équeuter des haricots. J’ai beaucoup observé en cuisine, le gestuelle, la concentration, la température, le rythme… »


Pierre Beauger, photo entrelesvignes.net



Comprendre le métier avant de s’autoriser à en parler. Là-dessus, les reportages ont enrichi la palette des sensations et des découvertes. « Le Gravner (vin du Frioul italien NDLR) est un souvenir fort rapporté d’un reportage en Finlande, en septembre 2010, où on suivait un groupe de chefs qui faisaient des cueillettes. A la fin du repas, l’un d’eux nous a fait sortir pour admirer une aurore boréale, une explosion dans le ciel, en buvant ce vin très terrestre, vieilli en amphore. »


Une sensation forte, comme celle qui est à l’origine de son livre. « Les Bouffeurs Anonymes » imagine une France attachée à limiter sa consommation alimentaire, présidée par un adepte des bouillies de millet et des infusions de sauge. Un pays où il est interdit de se laisser aller, où l’émotion est encadrée par des normes, où alcools et drogues sont tolérés à dose homéopathique. L’écriture de cette fable politique à fleur de peau, souvent drolatique, parfois sensuelle, résulte d’un cheminement en zig-zag et d’un micmac d’influences. « Le déclic m’est venu en 2010 d’un plat qui a révélé ma part d’animalité. J’étais en reportage à Copenhague, au restaurant Relae de Christian Puglisi, et on m’a servi un carpaccio d’agneau enduit d’une huile à la graisse d’agneau rancie. C’était très fort, très mauvais à la première bouchée. A la deuxième, j’ai trouvé ça intéressant. Et à la troisième, je ne me suis plus arrêtée. Je me suis sentie comme une femme du néolithique ! »


Que faire de la part animale qui est en soi, la laisser émerger ou l’étouffer ? Une interrogation qu’elle a ruminée jusqu’à la naissance de son fils, il y a sept ans et demi. Qu’elle a nourrie de lectures d’anthropologie, « L’ancêtre » de Juan José Saer ou les BD d’Alessandro Pignocchi. Et qu’elle a fini par retravailler lors d’une retraite au château de la Haute Borde, résidence d’artistes dont elle vante l’accueil apaisant et la cuisine végétale. La claque culinaire reçue à une table danoise a menée à cette claque littéraire où s’agite une bande de clandestins rebelles à tous les rationnements, amoureux des ingrédients et des recettes, se gavant en secret de raclette et d’os à moelle. Une fiction anticonformiste, ode à l’ivresse libératrice, où Marie Aline a noyé un peu de son intimité.


Philippe Lemaire


« Les Bouffeurs anonymes », Marie Aline, Harper Collins, collection traversée, 272 pages, 17 euros.



Marie Aline, par Caroline Andrieu

 

Avec ses six tables de bistrot en terrasse et ses trois grandes vitrines en angle sur le carrefour, Le Cadoret invite à une pause pour la soif ou plus franchement gourmande sur ces hauteurs de Belleville qui n’en finissent pas de rajeunir. Léa Fleuriot et son frère Louis-Marie y œuvrent derrière un magnifique zinc à l’ancienne, dans les reflets de miroirs omniprésents. Ils proposent des vins au verre à 6€ et des bouteilles de 30 à 60 € dans une carte qui privilégie les découvertes. Leurs vins se dégustent en journée ou en accompagnement de la cuisine de Léa, jarret de cochon pané ou asperges vertes grillées en entrée, lieu au beurre blanc et estragon ou gigot d’agneau de lait pour suivre.


Le Cadoret, 1 rue Pradier, XIXe, 01 53 21 92 13. Ouvert de 8h30 à minuit du mardi au samedi (déjeuner de 12h30 à 14h, dîner de 19h30 à 22h). Menu le midi en semaine (19-22€), carte le soir et samedi midi (35-45€).




Un immense merci à Caroline Andrieu, pour les portraits de Marie Aline. Caroline Andrieu, portraitiste et illustratrice, dessine la beauté.



Merci au Cadoret pour ses remarquables photos. Le cliché de Pierre Beauger est extrait du site www.entrelesvignes.net, et du superbe ouvrage du même nom, consacré au vignerons nature d'Auvergne.



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