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Jennifer Murzeau, avant l'heure

Photo du rédacteur: Jennifer MurzeauJennifer Murzeau


On a eu la chance de boire chez Cocotte et Tire-Bouchon du chenin blanc avec Jennifer Murzeau qui revendique l'ivresse, camarade joyeuse, comme "un doigt d'honneur aux convenances"

 

Jennifer Murzeau


Sa dernière parution :

Le coeur et le chaos (Julliard)



crédit photo Astrid di Crollalanza

 

Ce soir, on a rendez-vous avec Jennifer Murzeau, on évite de trop s'asperger d'Eau Sauvage mais un peu tout de même. Le site de Cocotte et Tire-Bouchon, le bistrot à vins bios où l'on s'est donné rencart indique le métro Lamarck-Caulaincourt le plus proche. Sur les quais, téméraire, on dédaigne l'ascenseur pour gagner l'air libre. Condamnation à se taper l'ascension d'une centaine de marches. Parvenu sur le versant oriental de la Butte Montmartre, on se bénit de ne plus avoir à monter mais à descendre l'escalier pentu qui tombe jusqu'à la rue Marcadet. Parce qu'on a le coeur qui cogne un peu (l'effet Jennifer Murzeau) ce soir serein de novembre, veille du beaujolais nouveau. On trouve vite le refuge chaleureux de Cocotte et Tire-Bouchon, bistrot à vins bios et natures (on ne remerciera jamais assez Gilles Reymond du domaine de Lauzières, de nous avoir prescrit l'adresse). C'est la première fois donc que l'on y rentre, mais on y est reçu par Lilou comme si l'on était un client régulier, voisin, et fidèle. On glisse le long du joli bar à l'entrée jusqu'à une banquette rouge. On s'y sent déjà bien. Il est 18h15. Un quart d'heure avant le rendez-vous fixé. On se demande, comme toujours. Sera-t-elle à l'heure ou bien en retard ? Surprise, elle surgit avant l'heure. Mais on vous raconte tout après la découverte du texte de Jennifer...


Chez Cocotte et Tire-Bouchon


Camarade joyeuse, par Jennifer Murzeau


J’ai découvert le vin blanc et plus généralement l’alcool assez tardivement. Adolescente, j’avais décrété après une Heineken à une soirée qui, aidée par la fumée, m’avait méchamment fait tourner la tête que je n’aimais pas ça. J’ai bien tenté ensuite de boire une fois ou deux des vins moelleux dans des bars, pensant que c’était ce qui se rapprochait le plus du Coca. Mais le même déplaisir me prenait. J’avais donc jugé bon de focaliser mon penchant pour les addictions sur la cigarette, estimant qu’il était raisonnable de préserver mon foie aussi longtemps que possible. Puis un soir, âgée de 22 ans et alors que je rencontrai les parents de celui qui deviendrait bien des années plus tard le père de ma fille, j’acceptai un verre de vin, car on ne décline rien en pareilles circonstances. Poliment donc, je pris soin de mimer l’intérêt pour son contenu, portant mon attention sur sa couleur, les traces floues qu’il laissait sur les parois tandis que je l’agitais doucement, la tige du verre entre mon index et mon majeur, la paume posée sur la table, sans que rien de tout cela ne m’inspire quoi que ce soit. Lorsque tout le monde fut servi, je portai le verre à mes lèvres. Et quelque chose advint. Comme de l’or déposé, comme une explosion aberrante de saveurs, une somme de goûts indéchiffrable et somptueuse. Et puis la gorgée avalée ensuite, et le souvenir vivace du flot dans la bouche vide, le vide le plus aromatique qui soit. Comme le silence qui suit un morceau de Mozart et dont on dit qu’il est encore de Mozart. Je me souviens de cette révélation. Le vin blanc pouvait être un chef d’œuvre. « Château Olivier », s’appelait celui-ci. Je pressentais qu’il y avait peu de chances pour que je puisse me payer régulièrement des bouteilles comme celles-ci, mais peu importait, mon histoire d’amour avec le vin blanc était née, et je comptais bien la vivre. Ensuite, en achetant des bouteilles bien moins intéressantes mais bien meilleur marché, je fis une seconde découverte : presque tous les vins deviennent délicieux au troisième verre.


Cette découverte ne pouvant être décorrellée d’une autre, et pas des moindres, sans doute l’une des plus belles de ma vie : l’ivresse. Je découvris cette camarade joyeuse, celle qui, bien dosée, m’affranchit de la pesanteur du monde, des souffrances passées, des inquiétudes et des frustrations. L’ivresse que me cause le vin blanc est celle de l’amour, de l’amitié, des discussions enflammées, ou insensées, des blagues nulles qui pourtant font rigoler, de la joie du moment partagé, de la rencontre, de la foule ou de l’intimité, de l’exubérance et de la sensualité. Elle fait vivre plus fort, ressentir l’instant avec l’intensité qu’il mérite, connaître profondément le privilège d’être en vie, acquérir une distance, un sens nouveau de la relativité, et comme un soulagement, sortir de soi. Elle se fout de la mesure, de la raison comme du qu’en dira-t-on. Elle est un doigt d’honneur aux convenances, à l’ordre et une passerelle vers la Beauté.


Le vin blanc lui donne un corps et une couleur, il la façonne et la modèle, ni tout à fait une autre ni tout à fait la même entre le premier et le troisième verre. Il est une nourriture, un goût. Le goût de la joie. Voilà quinze ans que je bois du vin blanc avec un plaisir qui ne s’est jamais démenti. Je ne sais toujours pas en parler. Je ne sais toujours pas dire autre chose que « un vin blanc, sec, que vous auriez au frais. J’aime bien le chenin par exemple. » aux cavistes mais je sais en reconnaître un très bon, ou juste apprécier un bon, détacher mentalement les arômes et les laisser glisser suavement jusqu’à mon ventre et mon cerveau. Et parfois, nourrie de plaisir et de joie liquides, je pense avec émotion au fait que l’humanité est tout de même capable de créer de bien jolies choses

Jennifer Murzeau




Le nez de Onzième Sens


Avant l'heure, toute de rouge vêtue, et avec le sourire. Indéniablement, c'est une grande fille. Instinctivement, on baisse la tête en se levant pour l'accueillir, comme si l'on risquait aussi de tutoyer le plafond. Bienvenue Jennifer, dans Onzième Sens. Comme on reste un peu old school, on lui cède la banquette (mais on fera bien pire tout à l'heure). Elle avoue ne pas détester tout à fait. Tant mieux, parce que l'on se révéler un rien maladroit dans l'exercice. Voire même nigaud. Nous voici installés, le temps de cet instant de courte respiration. La dernière fois que nous nous étions vus, c'était à Châteauroux, à l'occasion de l'excellent salon l'Envolée des Livres. Un certain temps déjà. On a bien changé alors qu'elle, bien naturellement, aucunement. Elle assurait alors la promotion de son troisième roman au titre qui lui va bien, "La Désobéissante" (Robert Laffont). Depuis, cette prolifique qui s'ignore a publié un récit exploratoire et naturaliste, " La vie dans les bois" (Allary), un roman jeunesse, "Le second souffle" (Rageot Éditeur), co-écrit avec Gilles Marchand, et son tout récent "Le coeur et le chaos", publié chez Julliard, sous les auspices de Vanessa Springora. Pour "La vie dans les bois", Jennifer avait choisi l'immersion sylvestre, pour retrouver lien et sens avec le ciel et la terre, l'humus et les nuits froides. On redoutait une zadiste sauvage, mais c'est bien une citadine sage et assumée qui propose de retrouver du chenin blanc ce soir de novembre. On laisse Cyril, le passionné jeune patron de Cocotte et Tire Bouchon, nous orienter vers "Le P'tit Blanc", du domaine les Sablonnettes, à la bouteille si justement sous-titrée "Le vin délieur de langues... noueur de liens". On va se laisser faire, comme toujours. Même si nous ne nous sommes rencontrés vraiment qu'une fois auparavant, tout est si facile entre deux écrivains, sans trop de pudeur. Le partage des galères, des frustrations et des espérances désinhibe. Mais Jennifer ne parle pas si spontanément de sa dernière publication. Elle a légitimement faim, nous aussi : et elle préfère se jeter sur les rillettes à la graisse de canard, en s'excusant sans trop culpabiliser, elle qui se déclare végétarienne, malgré tout (péché super véniel).



On la branche alors sur "Le coeur et le chaos", et l'origine du roman, avec d'évidence cette rencontre avec Vanessa Springora, éditrice discrète qui donne tant d'elle même pour ses écrivaines, ses écrivains, en accompagnant si fidèlement leurs publications. "Le coeur et le chaos", ou plutôt les coeurs, puisque ce roman lie la destinée de trois personnages en quête de grands changements pendant l'un de ces étés que l'on ne connaît que trop bien : caniculaire, propice aux étourdissements, à la recherche de soi-même et des autres. D'une écriture franche et lumineuse, Jennifer lie les coeurs battants de deux femmes, Alice, médecin, Iris (quel merveilleux prénom), pianiste, et celui d'Aurélien, livreur à vélo. Trois coeurs dans le chaos contemporain (ubérisation, réseaux sociaux, fragilisation de chacun, solitudes) peut-être sauvés par un évènement qui n'intervient pas toujours : la rencontre. Le sens de la rencontre. Jennifer ne soupire pas lorsqu'elle évoque les aléas des publications difficiles, liés à la pandémie, aux rencontres qui justement ne se réalisent pas si facilement, entre un roman limpide et son lectorat. Elle se livre. N'emploie pas le mot résilience, mais il s'entend, d'entre ses mots volontaires pour caractériser une oeuvre qui se construit pierre après pierre. Jennifer s'inspire des parcours de Serge Joncour et Jérôme Attal (cependant pas toujours des exemples en tout !), qui ont bâti leur carrière sur la patience, le don de leurs heures, de leurs jours, de leurs soirées, aux collèges et aux lycées, aux médiathèques, aux librairies, aux lectrices, aux lecteurs. Quand une carrière d'écrivaine peut jouir de facilité immmédiate, Jennifer investit pour sa part sur le travail, la patience, les rencontres. Sur des valeurs, finalement.


C'est donc bien avant l'heure que nous retrouvons Jennifer Murzeau ce soir. On ressent ce moment suspendu, avant les projets, avant reconnaissance, dont il est question ce soir dans notre conversation. Oui, nous ne l'avouons pas si facilement, mais nous méritons toutes, tous, reconnaissance. De nos premiers lecteurs, de nos éditrices, de celles et ceux qui nous liront demain. Quelle bénédiction finalement, alors, de rencontrer Jennifer avant l'heure, quand s'annonce la bouteille du "P'tit Blanc". Elle écrit dans son si subtil et si élégant texte pour Onzième Sens qu'elle ne sait pas parler du vin. Nous non plus, pas trop d'ailleurs, lorsque c'est juste bon. Premier nez, et d'un élan commun : "Hummmmmm !" (oui, avec un point d'exclamation !). Manifestement, comme Jennifer préfère boire le vin plutôt que de le caractériser, et c'est tellement sain, on le fait un peu pour elle : robe jus de pomme, nez d'heureuse oxydation, emmiélé de genêts en fleurs, juin en novembre. On découvrira plus tard que le chenin de Christine, Joël et Jeremy Ménard s'émancipe sur les côteaux du Layon, dans le Maine-et-Loire, sur des schistes propices à offrir fraîcheur et sincérité à ce vin de tant de plaisirs simples.



On bénit Cyril pour ce blanc présenté comme sec, mais dont tout même l'esprit de rondeur se marie bien au soir et à l'automne, lorsque nous nous dirigeons sans trop de hâte vers le concept du troisième verre revendiqué par Jennifer, pour quérir une légère ivresse, cette "camarade joyeuse", surtout rien d'insolent. C'est à cet instant précis, celui du troisième verre, que le boomer idiot arrache presque des longs doigts de sa camarade la bouteille, alors qu'elle s'apprêtait à nous resservir. Quelle calamité. Le garçon stupide... La prochaine fois, on laissera Jennifer remplir les verres, c'est promis. Cependant, on est à nouveau pardonné. OUF. Et, dans ce troisième verre, on trouve de l'amande, de la rose sauvage et de l'aubépine, quand Cocotte et Tire-Bouchon se remplit joliment, sereinement, de filles et de garçons sympas, heureux d'être là, rassemblés au bar ou bien autour de tables de bois chaleureux. Le temps passe vite, autour du "P'tit Blanc" du Domaine des Sablonnettes, et Jennifer avant de s'esquiver glisse un aveu : si elle veut tant poursuivre son oeuvre d'écrivaine, c'est pour contribuer, à travers ses textes, au monde qui doit changer. Elle s'en va donc, juste après cette déclaration, grande mais discrète, confiante mais étourdie. Cendrillon, avant l'heure, aussi.



Mais c'est vrai que, toutefois, le soir s'est avancé. Alors, voilà, on se retrouve un rien seul. On ne va pas se noyer dans le chagrin. Cyril dispose de munitions supplémentaires pour s'ancrer un peu plus longtemps dans ce si joli bistrot. On prolonge le voyage à Rablay-sur-Layon chez la famille Ménard par un rouge fruité dénommé "Ménard le Rouge", hommage au grand-père Auguste, tâcheron, militant PCF, à la moustache couleur du parti. Rouge c'est rouge ! Décidément, on ne va se laisser mourir après le départ de Jennifer Murzeau. Et donc, combien cette cuvée s'accorde à la terrine de foie de volaille aux abricots. Comme si "Ménard le Rouge", le fruit du cabernet franc, du gamay, du groslot, du chenin et enfin du cabernet-sauvignon semble avoir été assemblé pour se couler sur la cuisine de Cocotte et Tire-Bouchon. On aime alors tant, dans la nostalgie et le passéisme, cette gauche férocement ouvriériste !



Comme décidément l'on est bien avant l'heure ce soir, on goûte le remarquable beaujolais village cuvée "Séléné" de Sylvère Trichard et Mathilde Sothier, au nez de banquette de cuir éprouvé de vieille Peugeot remisée au fond du garage (on adore !), de vanille réglissée et de pruneau tout juste sorti du sachet. Ça pourrait être crapuleux mais c'est super sage en fait (comme Jennifer Murzeau, s'aventure-t-on) tout en restant si long. Voilà. On reviendra même demain pour le beaujolais nouveau, pour trousser le "Séléné" cette fois primeur dans la joie et la bonne humeur.




Voilà, il est bien l'heure de se replier, de remonter le versant de la Butte Montmartre, pour se laisser glisser vers l'adret et les lumières des Abbesses, on stoppe un instant devant un graffiti de dinosaure pantois (sans trop s'attarder, risquant rapprochement et naturelle analogie), tendre animal menacé de vigne vierge mais roussie, des jeunes gens boivent, tranquilles, des pots qu'on ne regrette jamais à l'angle des rues Durantin et Tholozé, on tangente la Manufacture des Abbesses où se joue ce soir "Pas exactement l'amour" mis en scène par Florence Le Corre, les spectateurs sortent heureux de la représentation, communiant volontiers leur bonheur au simple passant, on poursuit les huit kilomètres retour, jamais le Palais Royal ne semblera autant jardin et mémoire, échos et silences, ombre retenue et lumière, et les reflets si indolents sur le fleuve de la coupole de l'Académie. Juste merci à Jennifer, "camarade joyeuse", et à Cocotte et Tire-Bouchon pour cette bienheureuse soirée de novembre.




 

Évidemment, retour le lendemain, soir de beaujolais nouveau, chez Cocotte et Tire-Bouchon, pour découvrir le "Séléné" primeur. C'est si facile de ne pas s'empoisonner à cette date, qui peut être maudite si l'on tombe dans la grosse artillerie. Il suffit de choisir un bistrot de passionnés, proposant de jolis flacons. On avait goûté la veille le cuir du "Séléné" beaujolais village. Cette fois, on est séduit par une robe rubis assez délurée assez sage, et cueilli par une explosion réglissée, perlée parce que si contemporaine, et définitivement chopé par de la châtaigne fraîche, limite purée de marron. Autant dire un truc nature tellement gourmand que l'on inscrirait le beaujolais nouveau à l'agenda de tous les soirs de novembre et au-delà (même !). On ne rendra jamais assez hommage à toute cette nouvelle génération de vignerons et viticulteurs en Beaujolais qui rendent au gamay toute sa noblesse déchue. Chapeau bas, Sylvère Trichard...




Domaine de la Tallebarde-Séléné

711 route de la Tallebarde 69460 Blacé

06 18 15 87 48

 

On se dit qu'on irait bien jeter un oeil chez la famille Ménard un jour, s'entendre raconter les histoires d'Auguste le Rouge qui se transmettront de générations en générations. On imagine un chai de labeur, de rires et de contentement. Comme chacun rêve d'Espérance, dis-moi : c'est loin les côteaux du Layon ?


Joël Ménard


Domaine des Sablonnettes L'Espérance / 49750 Belleville-en-Layon

02 41 78 40 49

 

Ce soir, c'était parfait chez Cocotte et Tire-Bouchon. Mille mercis pour l'accueil de Lilou, l'attention de Cyril, la présence d'Eduardo, et la cuisine canaille, fruitée d'Hughes.


Cocotte et Tire-Bouchon / Ouvert le soir à partir de 17h (on peut donc même y aller pour le goûter pour la fameuse tartelette à la rhubarbe)

184, rue Marcadet 75018 Paris

09 53 35 42 83




(Merci à Cocotte et Tire-Bouchon pour les remarquables photos de leur site)

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