Le romancier sud-africain, figure internationale du polar, aime séjourner sur les bord de la Garonne pour savourer la douceur de vivre et les vins français. Il nous a invité à partager sa table, avec son épouse Marianne, dans un restaurant si cher à son cœur…
Deon Meyer
Dernière parution : Cupidité
(Série noire / Gallimard)
Dans le vignoble de Stellenbosch
Stellenbosch, ses collines verdoyantes, ses étudiants insouciants, ses terrasses animées, ses vignobles prestigieux… C’est dans cette ville réputée idyllique que Deon Meyer et son épouse Marianne vivent la majeure partie de l’année. La criminalité y est en baisse, à l’inverse du Cap où l’auteur mène ses recherches quand il tient une bonne intrigue. Les vins y comptent parmi les meilleurs du pays, voire du nouveau monde, et leur succès a fait exploser le prix des terres. Une bulle de prospérité qui contraste avec le reste de l’Afrique du Sud.
L’auteur, star internationale du polar, retourne à ce port d’attache entre ses longs voyages. Mais quand on est traduit comme lui dans une trentaine de langues, la vie d’écrivain implique de fréquentes tournées à l’étranger, des festivals littéraires, des marathons de dédicaces. La France, qui lui a offert ses premiers succès en librairie mais aussi sa première récompense - Grand prix de littérature policière 2003 – est sa destination la plus fréquente. Avec un sentiment particulier pour Bordeaux, où Marianne et lui séjournent plusieurs fois par an, souvent pour le plaisir.
Souvenirs de demande en mariage
C’est là qu’on les retrouve, dans la vieille ville, face au marché des Capucins, à quelques minutes de l’appartement où ils reviennent depuis quinze ans. Le lieu du rendez-vous est un restaurant chaleureux, Au Bistrot, connu pour son excellente cuisine du marché. Le patron, leur ami François, a ouvert rien que pour nous ce jour-là, et s’est mis aux fourneaux. Dans ce décor de bouteilles et de livres (sa bibliothèque personnelle) flottent de jolis souvenirs. Littéraires notamment, puisque le restaurateur et son enseigne apparaissent au détour d’un des meilleurs romans de l’auteur sud-africain, « La Proie », ainsi que dans un livre d’Éric Reinhardt. Souvenirs sentimentaux aussi, de loin les plus forts.
C’est ici, dans la grande salle, à une table proche du bar, que Deon a demandé à Marianne de l’épouser, il y a treize ans, comme il nous l’a confié en entrant. Dans un sourire espiègle, sa femme se souvient : « Il était très nerveux, je sentais venir quelque chose ». Le couple s’est formé sur le tard et, désormais libéré de sa tribu recomposée de six enfants, tous adultes, rattrape le temps perdu. Pour lui, elle a rangé ses pinceaux. « J’ai fait le choix d’explorer le monde avec Deon, on essaie de passer le plus de temps possible ensemble, alors j’ai renoncé un peu à la peinture, renoncé à exposer, confie cette ex-prof d’art dramatique et maths, experte en travaux d’aiguille. Et quand il a une séance de dédicaces, je regarde les gens, je les dessine, j’y prends beaucoup de plaisir, j’en retire une vraie joie » Pour sa Marianne, l’écrivain-motard s’est mis au vélo. « Quand on aime bien manger, il faut faire de l’exercice. »
Un penchant pour les assemblages
Explorer le monde ensemble, en goûter toutes les douceurs, leur appétit fait plaisir à voir. A sa deuxième assiette de soupe au pistou, Deon parle déjà spécialités du sud-ouest. « André Brink, quand il est devenu trop âgé pour voyager en France, me demandait toujours de lui rapporter du foie gras… » Son palais, comme le nôtre, est flatté par le Bordeaux supérieur dont François nous a sorti un magnum, un Colline Château Courrèges 2016 mêlant merlot, petit verdot et vieux cabernet. « Je n’ai jamais été fan des vins sud-africains à base de pinotage (cépage créé là-bas il y a un siècle, croisement de pinot noir et cinsault NDLR), je préfère les assemblages à base de cépages bordelais, nous avoue le romancier. Les vins que j’aime ? Vilafonté, Rustenberg... On commence aussi, en Afrique du Sud, à faire de très bons grenache. Et on a des vins issus de vendanges tardives parmi les meilleurs du monde ainsi que des vins de glace... »
Rustenberg, et Vilafonté, les préférences de Deon Meyer
On tente un parallèle : les vins sud-africains n’ont-ils pas pris leur essor depuis trente ans, comme la littérature policière locale ? « Le commerce du vin s’est développé après la fin de l’apartheid (février 1991 NDLR) parce que le gouvernement a réformé la distribution et que les vignerons ont enfin pu exporter, acquiesce Deon Meyer. Auparavant, nos vins étaient lourds, très alcoolisés, assez ennuyeux. On appelait ça du sang de bœuf, Ox Blood. Aujourd’hui, on a des vignobles proches de la mer, exposés à une brise fraîche, qui donnent des rouges moins alcoolisés. Quand j’ai bu mon premier verre de vin rouge, en 1997, à Paris, rue du Bac, j’ai compris pourquoi cela pouvait être aussi agréable. »
En la matière, il partait de loin, mais pas de zéro. « Mon père avait semé des graines qui ont germé beaucoup plus tard, souligne-t-il, ému au souvenir de cet homme qui l’a profondément marqué. Il avait grandi dans une famille très pauvres, comme pouvaient l’être les Afrikaners après la guerre des Boers (1899-1902 NDLR). A 14 ans, il est devenu apprenti électricien et a trouvé un emploi dans une compagnie d’ascenseurs. Il a été promu dans une division basée à Paarl, ville d’une grande région de vignobles, puis dans une ville minière proche de Joburg. Notre situation s’est alors un peu améliorée et, quand il pouvait s’offrir une bonne bouteille, il nous apprenait comment la boire, comment l’apprécier. Il nous en parlait comme d’un privilège, à savourer avec un repas, qui améliore le goût des plats. »
« Guéri du vin blanc pour vingt ans »
Cette éducation vinicole s’est épanouie bien plus tard, passé les soirées de jeunesse trop arrosées. « Quand j’étais étudiant, le vin était le moyen le moins cher de s’enivrer, j’achetais des bouteilles de 5 litres de Lieberstein (un produit de masse issu du chenin blanc NDLR), ça m’a guéri du vin blanc pour vingt ans. » Quarante ans plus tard, il s’amuse de ses égarements passés et apprécie ces nectars à leur juste valeur. « Faire du vin, c’est de l’art. Dans une bouteille, il y a toute une histoire, les intentions du vigneron, le déroulement des saisons, le passé du château. C’est comme un roman dont le vigneron serait le héros. Et chacun peut avoir une expérience personnelle différente avec un même vin, comme avec un même livre. »
On est au fromage, reblochon et brie du marché, le magnum s’assèche mais pas la conversation, qui n’a cessé de virevolter. Au long du repas, Deon Meyer s’est longuement ouvert sur la genèse de « Cupidité », son dernier roman, sur son pays en déliquescence, toile de fond plus sombre à chaque livre, et aussi sur la légèreté qui gagne ses personnages, nourrie par l’amour lumineux de celle qui est sa première lectrice. Il a évoqué son amitié nourrie de différences avec Mike Nicol, autre auteur sud-africain majeur, et nous a annoncé qu’un de ses propres romans allait devenir un film Netflix, tout heureux du choix d’un réalisateur et d’acteurs noirs par la production. Il s’est aussi souvenu des recettes de sauces françaises apprises pendant le confinement – « Sauf la béchamel, que je connaissais déjà » - et s’est ému que la boulangère bordelaise l’ait reconnu six mois après sa dernière visite. Au moment de se séparer nous vient alors un mot qu’il emploie fréquemment, un qualificatif qui le décrit et le résume : honnête. L’honnête homme de Stellenbosch.
Philippe Lemaire
Menu fraicheur et vins d’ailleurs, avec Éric Reinhardt, en guest star !
Au Bistrot est le rêve devenu réalité de François Pervillé. Longtemps directeur de la Brasserie bordelaise, en charge de 50 salariés, il a sauté le pas il y a huit ans pour ouvrir à 30 ans ce restaurant de quartier à l’ancienne. « J’ai voulu faire de l’artisanat, faire mes courses, changer ma carte tous les jours, explique le restaurateur bordelais. Sans surgelés, ni poudres, ni aliments sous vide. Offrir de la fraicheur, des produits du marché. Ceux qui fonctionnent comme ça, nous sommes des musées vivants. Mais j’ai des clients de tous les âges et tous les milieux, des ouvriers et des touristes, des professions libérales et des professionnels du vin. »
La carte de son Bistrot bouge au gré des saisons et des arrivages, avec des constantes. Les traditionnels poireaux vinaigrette, terrine de campagne maison, œufs mimosa ou en meurette parmi les entrées, toujours du bœuf, de la volaille, du poisson et des abats parmi les plats, et puis beaucoup de légumes. Carpaccio et tartare en été, plats mijotés ou en sauce en hiver, des classiques de la gastronomie familiale.
Le vrai pari est la carte des vins, qui reflète les goûts du patron. « Étant de Bordeaux, j’ai été éduqué aux vins de Bordeaux mais j’en ai fait le tour, je me suis passionné pour d’autres régions : la vallée du Rhône, la Loire, le Languedoc, l’Alsace… Notre carte est exclusivement française et tourne autour de 300 références environ, des vignerons que l’on connaît ou que l’on suit. Nos prix vont de 23€ à quelques milliers pour de grands Bourgogne. »
François Pervillé achète ses vins en direct, hormis les Bordeaux. « Je suis un assez mauvais dégustateur dans les salons : pour choisir, j’ai besoin d’un rapport direct avec le produit et le vigneron. C’est toujours le fruit d’une rencontre, c’est important pour eux comme pour nous, il faut cette filiation pour que ça marche. » Une rencontre hors de toute influence, en quelque sorte, comme celle qui le lie à Deon Meyer. « Il est souvent venu au Bistrot sans que je sache qui il était ni ce qu’il faisait. Notre amitié s’est nouée naturellement, sans intérêt ».
Éric Reinhardt © Francesca Mantovani
Au Bistrot est décidément un lieu qui attire l'oeil des grands écrivains. Comme François Pervillé nous a informé que son restaurant avait aussi servi de décor à Éric Reinhardt, pour son "Comédies Françaises" (Gallimard 2020 / Prix les Inrockuptibles), nous avons contacté Éric, qui nous a donné l'autorisation de présenter ici un extrait de ce roman qui raconte le destin contrarié de l'Internet français pendant les années 70, et a représenté l'un des livres-évènements de la rentrée littéraire 2020...
... Alors il décida qu’il irait au Bistrot, décision dont le bien-fondé se trouva vérifié par le fait qu’un garçon longiligne, efféminé, habillé tout en noir, assis à l’intérieur en compagnie de deux hommes de la même famille gay mais dans la catégorie déménageurs dandys, lui adressa un grand sourire à travers la vitre. Décidément, il y a des jours comme ça... Dimitri entra et demanda s’il n’était pas trop tard pour déjeuner, on lui répondit non, il demanda s’il pouvait déjeuner au comptoir, on lui répondit oui, alors Dimitri grimpa sur un lourd tabouret. Le joli garçon qui lui avait souri à travers la vitre était assis juste derrière lui. On lui donna la carte. Après avoir choisi ce qu’il voulait manger, une andouillette purée maison, Dimitri se tourna vers le jeune homme : levant la tête vers Dimitri, il lui dit qu’il l’avait immédiatement reconnu, pas lui ? Euh, non, pardon, il ne voyait pas, mais il n’était pas du tout physionomiste, il ne fallait pas lui en vouloir, cette défaillance lui jouait souvent des tours, lui fit savoir Dimitri, confus...
— Je suis un copain de Seb ? Seb à Paris ? Le musicien ? Tu vois ? lui dit le jeune homme, à l’américaine, en prononçant des phrases affirmatives sur un ton absurdement interrogatif, ce qui avait le don d’horripiler Dimitri.
— Oui, bien sûr, vous êtes un ami de Seb ! On s’est vus où, déjà ?
— On a bu un verre un soir chez Jeannette ? lui répondit-il.
— C’est vrai, voilà, pardon. Chez Jeannette. Avec Seb. Bien sûr. Pardon. Comment vous vous appelez, déjà, j’ai oublié...
— Théo ? Je suis pianiste ? lui répondit le joli garçon (il continuait de s’exprimer comme s’il jouait dans une série américaine, mais en français).
— Ça y est, pardon, j’y suis, je vois tout à fait qui vous êtes maintenant : Théo l’ami pianiste de Seb, dit Dimitri. Vous êtes Théo bien sûr. Je suis vraiment désolé.
— On se tutoyait, avant, dit Théo.
— C’est vrai, pardon, je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui, j’ai un peu la tête ailleurs, tutoyons-nous. Tu habites Bordeaux maintenant ?
Il éclata de rire.
— Non. Seulement en vacances. Je suis venu passer quelques jours chez des amis bordelais ? On a loué un truc sur le bassin d’Arcachon ? Et on est venus passer la journée à Bordeaux, comme ça, pour se balader ?
— C’est un très bon endroit pour déjeuner, ici, dit l’un des garçons à Dimitri en levant son pouce en signe d’assentiment (exactement comme la nana joviale dans son tableau carré, quelques minutes plus tôt) : excellent choix.
Au Bistrot, 61 place des Capucins, 33800, Bordeaux. Réservations : 06 63 54 21 14. Du mercredi au dimanche, 12h-14h30, 19h-23h.
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